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L’ATTENTAT DE LA RUE SAINT-NICAISE
Une jeune innocente,
victime des luttes politiques

I - Le récit par G. Lenotre (Extrait de "La Petite Histoire")
II - Le jugement du Tribunal criminel du département de la Seine

I - LE RÉCIT PAR G. LENOTRE ( Extrait de "La Petite Histoire" )

Ils étaient trois, escortant, vers quatre heures du soir, comme le jour baissait, le 24 décembre 1800 (3 nivôse an IX), une misérable charrette à deux roues, que traînait un vieux cheval noir. Tous trois portaient sur leurs vêtements des blouses bleues, absolument pareilles : — l'un, jeune homme chétif, de très petite taille, aux joues maigres, à mine joviale, au nez long, un peu « en trompette », marchait, tenant le cheval par la bride ; — l’autre, assez grand, mince, d'allure distinguée, visage effilé, des yeux mi-clos de myope, allait, surveillant la bâche qui dissimulait entièrement le chargement de la voiture, la ramenant avec soin quand quelque cahot la dérangeait — le troisième, trapu, brun de peau, les yeux caves, de tournure commune, suivait à quelques pas, avisant les pierres rencontrées en cours de route ; quand il en trouvait une de bonnes dimensions, il la ramassait, la glissait sous la bâche que son camarade rabattait aussitôt, évidemment préoccupé qu’on n’aperçut rien du chargement mystérieux. On les vit passer rue de Cléry, puis traverser la place des Victoires, s’enfoncer dans les rues populeuses conduisant à la place du Carrousel, non pas vaste, régulière et dégagée comme elle l'est aujourd'hui, mais rétrécie par tout un quartier de vieilles et hautes maisons, percé de ruelles tortueuses qui servaient d'avenues au palais des Tuileries, demeure du Premier Consul.

Arrivés rue Saint-Nicaise —  un boyau qui prolongeait la rue de Richelieu, — les trois hommes firent halte et se concertèrent quelques instants. Le grand poussa jusqu'à l’angle de la rue, d'où l'on apercevait le palais, dont toutes les fenêtres, la nuit étant venue, s’éclairaient ; le petit examinait la rue, cherchant un endroit sombre où il pourrait ranger sa charrette ; le troisième, en prenant soin de ne pas soulever la bâche, déchargeait ses pierres et en faisait un tas sur le pavé. Quand le premier, qui paraissait diriger l'étrange convoi, eut terminé son exploration, ils causèrent tous trois durant quelques instants, paraissant discuter ; puis, le grand s'éloigna de nouveau, en quête de quelqu’un ou de quelque chose : c’était le chevalier de Limoëlan, gentilhomme breton, surnommé Pour le Roy ; le petit homme à mine joviale s’appelait Saint-Régent, chouan redoutable ; l’autre, Carbon, avait acquis dans les guerres civiles une réputation méritée d’« attaqueur de diligences ». Tous trois, venus à Paris, pour assassiner le Premier Consul, menaient, sous la bâche de leur charrette, un baril rempli de poudre bien tassée, — de quoi secouer et jeter bas une forteresse. Bonaparte devait, ce soir-là, paraître à l’Opéra, situé rue de Richelieu, et passer, pour s’y rendre, par la rue Saint-Nicaise ; les trois compères disposaient les choses pour qu’il n'allât pas plus loin.

Personne, du reste, ne faisait attention à eux ; la rue était très animée ; mais les passants, comme les habitants du quartier, s’apprêtaient à fêter le renouveau du réveillon, vieille tradition abolie et regrettée depuis sept ans. Derrière les glaces du café Apollon, occupant le rez-de-chaussée et le premier étage de la maison d'angle, de nombreux clients s'attablaient, sous le regard engageant d'une limonadière élégante ; à la devanture d’un culottier, une jeune femme travaillait à l’aiguille près du berceau où dormait un nouveau-né ; dans la boutique du chapelier Ometz, une jolie fille, en jupe de nankin rayé, paraissait toute joyeuse ; et partout, chez le perruquier Vitry, chez le costumier Buchener, chez l’horloger Lepeautre, chez le marchand de vins Armet, il y avait des gens contents de vivre... Les trois chouans combinaient leur coup, divergeant d'opinion sur la façon dont ils braqueraient leur effroyable machine de mort.

Limoëlan était revenu, ayant trouvé ce qu'il cherchait ; il avait dû aller jusqu'au quai de la Seine, passer le pont Royal ; à l’entrée de la rue du Bac, apercevant deux fillettes vendeuses de petits pains, il venait d'embaucher l’une d'elles « pour tenir son cheval », et il la ramenait, tout heureuse de l'aubaine — quelques sous à gagner. C'était une petite pauvresse de quatorze ans, vêtue de loques, un mouchoir sur la tête. Saint-Régent lui donna son fouet et lui recommanda de ne pas quitter le cheval que, durant l'absence de Limoëlan, il avait tourné face au mur, pour que la charrette obstruât un bon tiers de la largeur de la rue ; le tas de pierres tirées de sous la bâche par Carbon encombrait l'autre côté. La consigne de la fillette était de veiller à ce que le cheval ne changeât pas de position : d'ailleurs, il dormait, jambes molles, tête basse entre les brancards.

Tout ceci commençait à intriguer les boutiquiers de la rue. Qu'attendait cette carriole surveillée par trois inconnus toujours en mouvement ? Dans l’endroit sombre où elle était, on distinguait mal l'enfant qui la gardait : — un garçon déguisé ? une fille ? un petit paysan ? Postée à la tête du cheval, la petite passait le temps à jouer avec son fouet. Quelqu'un remarqua qu'un des « particuliers » allait incessamment jusqu'à la grille des Tuileries et revenait à la charrette dont il faisait le tour en parlant à la gamine, pour lui faire prendre patience, probablement. La nuit était brumeuse, le temps maussade ; les passants marchaient vite, plus nombreux à l'approche de huit heures, car il y avait concert à l'hôtel de Longueville, tout voisin. Soudain, du côté des Tuileries, un grand bruit de voitures roulant sur le pavé ; dans la rue Saint-Nicaise, on s'appelle, on s'arrête, les fenêtres s’ouvrent, des gens se penchent : le voilà ! — Le cortège de Bonaparte approche : quatre grands carrosses allant à toute allure. D'abord c'est l'escorte, les beaux grenadiers à cheval de la garde consulaire ; au grand trot, ils s'engagent dans l'étroite rue Saint-Nicaise, précédant la première voiture où l'on devine, derrière les vitres embuées, la face sérieuse du héros, avec lequel sont trois généraux. Cela arrive en tourbillon ; quelques cris de « Vive Bonaparte ! » La fillette au fouet, plaquée contre le mur, contemple, ébahie, les beaux cavaliers ; près d'elle, le petit jeune homme à mine joviale fourgonne fiévreusement sous la bâche et s'écarte brusquement... Un formidable coup de tonnerre, une subite et aveuglante lueur, aussitôt éteinte, une grêle de pierres, de vitres brisées, de tuiles, d'ardoises, de plâtras, un assourdissant fracas de cris d’épouvante, de hurlements de douleur, d'appels angoissés, dans la bousculade des grenadiers qui foncent, sabre au clair, des chevaux qui renâclent, s’acculent, se heurtent, glissent, tombent — à peine vingt secondes de tumulte et d'affolement... La voiture du Consul a passé ; elle est loin ; les trois autres se sont arrêtées à l’entrée de la rue, et, tout de suite, une foule de gens qui fuient, d'autres qui accourent en remous turbulents, voulant savoir... Des morts étendus, des blessés qui se traînent, geignant : la limonadière du café d'Apollon, la femme du culottier et son enfant, la jolie rieuse en jupe de nankin, tous les gens heureux de l'instant précédent déchiquetés, noircis, tordus, saignants. Un morceau de chair nue dans le ruisseau : c’est la fillette, la peau du visage arrachée, le crâne ouvert, plus de bras : l'un a été projeté à trente mètres de là ; l’autre est « sur la corniche d'une maison d’en face » ; du cheval qu’elle surveillait, il reste la tête et un côté du poitrail auquel pend un bout de collier bourré de paille ; de la charrette, rien, qu'une jante et un fragment d'essieu qu'on retrouvera plus tard sur le toit de l'hôtel de Longueville. Les trois particuliers n’étaient pas au nombre des morts Ils avaient disparu.

Peut-être ne les aurait-on jamais retrouvés sans le hasard qui avait affilié à leur complot l’innocente enfant dont le destin tragique suscita une émotion unanime. Le premier soin de Fouché, alors ministre de la Police, fut d’identifier cette pauvre petite : le corps était méconnaissable ; de ses vêtements, on n’avait pas retrouvé le moindre chiffon ; l’ordre fut donné de rechercher au plus vite quelle pouvait être l'inconnue « sacrifiée par les scélérats ». Dès le surlendemain, se présentait à la préfecture une veuve Peusol, marchande de petits pains, demeurant rue du Bac. Elle venait réclamer sa fille, sa petite Marianne, qui n’était pas rentrée depuis le soir de l’attentat. Elle en donna le signalement : quatorze ans, les cheveux rouges, le nez gros, les yeux louches, très marquée de petite vérole, et vêtue d'une jupe de toile à raies bleues et blanches, d'un casaquin de laine grise, un mouchoir bleu sur la tête. Elle vendait des petits pains dans les rues, et « justement, ce soir-là, on l'avait envoyée en commission de ce côté-là ». C’est sur cette piste vague que partit Fouché, conduisant avec une magistrale habileté l'enquête policière la plus ténébreuse et la plus hérissée d'obstacles. On a souvent conté, et dernièrement encore M. Jean Lorédan avec une profusion de détails très émouvants, cette chasse à travers Paris des farouches chouans de Bretagne par les plus experts agents de Fouché, on comprend pourquoi cet imbroglio dramatique passionna les contemporains, qui pourtant devaient être quelque peu blasés.

Le bas peuple, les femmes surtout, maudissaient les assassins, non point pour l'attentat contre le Premier Consul : ça rentrait dans la politique, et on en avait tant vu !... Ce qu’on n’excusait pas, c’était l’horrible mort de Marianne Peusol, impitoyablement associée à des haines dont elle ignorait tout. Lorsque, au procès de Saint-Régent et de Carbon, arrêtés après d’invraisemblables épisodes, parut, tout en larmes, la veuve Peusol, un murmure de compassion courut dans la salle du tribunal criminel. Dans un silence angoissé, on écouta les réponses de la mère aux questions du président : « Déclarez aux citoyens jurés les faits qui sont à votre connaissance. — Je n'ai rien à ma connaissance sinon que ma fille, passant rue Nicaise, il m'a été dit par différentes personnes qu'on lui avait donné douze sous pour garder une voiture... — Vous a-t-on représenté votre fille ? — On n'a pas voulu. On l'a montrée à mon frère. — N'avez-vous pas entendu dire que ses membres avaient été dispersés ? – Oui, citoyen. » On emmena la malheureuse, que toute l’assistance considérait avec pitié ; et quand, condamnés à mort, les deux chouans furent conduits à l'échafaud de la Grève, c'est encore en souvenir de la petite Peusol que la foule les salua de huées et d'imprécations.

Limoëlan ne fut jamais pris. Passé clandestinement en Amérique, écrasé par les remords, il entra dans les ordres, et devint, sous un nom d'emprunt, l’aumônier d'une congrégation religieuse. Il vécut là, dans les pratiques de la plus austère piété, jusqu'en 1826, et ne reparut jamais en France. Quand revenait la nuit de Noël, il la passait tout entière prosterné devant l’autel. Les fidèles admiraient la dévotion de ce saint prêtre, dont la vie, à coup sûr, avait été exemplaire... Lui, le front sur les dalles, revivait les minutes tragiques de la nuit du 3 nivôse, et implorait, sans nul doute, le pardon de l'innocente enfant qu'il avait prise par la main pour la conduire à la mort.

II - PROCÈS INSTRUIT PAR LE TRIBUNAL CRIMINEL
DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE,
contre les nommés Saint-Réjant, Carbon et autres
prévenus de conspiration contre la personne du Premier Consul

Ces documents sont extraits de la base de données textuelles Frantext
réalisée par l’Institut National de la Langue Française (INaLF).

Les titres, donnés pour faciliter la lecture, sont de notre fait.
La personne désignée par le prénom « Georges » est Cadoudal

INSTRUCTION PRÉPARATOIRE

Le directeur du jury d’accusation du département de la Seine, séant au palais de justice à Paris, soussigné, expose que, en vertu des mandats d’arrêt délivrés le 2 ventôse du présent mois, par le directeur du jury soussigné, faisant, aux termes de l’article 140 de la loi du 3 brumaire an 4, les fonctions d’officier de police judiciaire, les nommés :

1 - François Jean, dit Carbon, dit le Petit-François, dit Constant, ancien marin, ayant été employé parmi les chouans, sans état connu, demeurant à Paris, rue Saint-Martin, chez Catherine Jean, femme d’ Alexandre Vallon, Nos 310 et 311 ;

2 - Joseph-Pierre Picot-Limoelan, dit Beaumont-Bourleroi, chef de chouans, sans état connu, aujourd’hui demeurant à Paris, rue Neuve-Saint-Roch, chez le pâtissier faisant le coin de la rue Des Moineaux ;

3 - Pierre Robinault, dit Pierrot, dit Saint-Réjant, dit Pierre Saint- Martin, dit Soyer ou Sollier, ancien officier de marine, chef de division dans l’armée de Georges, aujourd’hui sans état connu, errant et sans domicile, ayant logé chez Leguilloux, rue Des Prouvaires, n° 574, et chez la veuve Jourdan, rue D’ Aguesseau, n° 1336, à Paris ;

4 - Bourgeois, tabletier- opticien, ayant demeuré, à Paris, chez le Citoyen Girard, sellier, cloître Saint-Jean, rue Du Marché-D’ Aguesseau ; en dernier lieu près de la préfecture de police, et sans autre domicile connu ;

5 - Coster, dit Saint-Victor, sans état connu, demeurant à Paris, rue Neuve-Saint-Eustache, maison du Perron ;

6 - Édouard Lahaye, dit Saint-Hilaire, sans état connu, demeurant à Paris, rue D’ Argenteuil, n° 211 ;

7 - Joyau, sans état connu, demeurant à Paris, rue D’ Argenteuil, n° 211 ;

8 - Ambroise-Marie Songé, sans état connu, demeurant à Paris, rue du Four-Saint-Honoré, maison de la Mayenne;

9 - Louise Mainguet, femme de J.-B. Leguilloux, sans état, demeurant à Paris, rue Des Prouvaires, n° 574;

10 - Jean-Baptiste Leguilloux, courrier de la malle, demeurant à Paris, rue Des Prouvaires, n° 574 ;

11 - Adélaïde-Marie Champion De Cicé, sans état connu, demeurant à Paris, rue Cassette, n° 11 et 874 ;

12 - Marie-Anne Duquesne, sans état connu, demeurant à Paris, rue Notre-Dame-Des-Champs, n° 1466 ;

13 - Catherine Jean, femme d’Alexandre Wallon, blanchisseuse, demeurant à Paris, rue Saint-Martin, n° 310 et 311 ;

14 - Madeleine Vallon, couturière en robes, demeurant à Paris, rue Saint-Martin, n° 310 et 311 ;

15 - Joséphine Vallon, couturière, demeurant à Paris, rue Saint-Martin, n° 310 et 311 ;

16 - Aubine- Louise Gouyon, veuve Gouyon De Beaufort, rentière, sans état connu, demeurant à Paris, rue Notre-Dame-Des-Champs, n° 1466 ;

17 - Angélique-Marie-Françoise Gouyon, sans état, demeurant à Paris, rue Notre-Dame-Des-Champs, n° 1466 ;

18 - Reine- Marie-Aubine Gouyon, sans état, demeurant à Paris, rue Notre -Dame-Des-Champs, n° 1466 ;

19 - Basile-Jacques-Louis Collin, médecin, demeurant à Paris, rue De Seine, n° 1087 ;

20 - Jean Baudet, culottier, demeurant à Paris, rue De La Loi , n° 958 ;

21 - Geneviève Berthonet, couturière, demeurant à Paris, quai De La République, n° 15 ;

22 - Mathurin-Jules Micault-Lavieuville, ci-devant militaire, maintenant tenant une agence de bienfaisance, et sans autre état connu, demeurant à Paris, rue De La Sourdière, n° 45 ;

23 - Louise-Catherine Cudel-Villeneuve, femme Lavieuville, sans état connu, demeurant à Paris, rue De La Sourdière, n° 45 ;

ont été écroués à la maison de justice, comme maison d’arrêt, où ils étaient en dépôt, à l’exception des nommés Picot-Limoelan, Bourgeois, Coster, Lahaye, Joyau et Songé, qui n’ont pu être arrêtés ;

que les pièces concernant les susnommés ont été déposées au greffe du tribunal ;

qu’aussitôt la remise desdites pièces, les prévenus présents ont été entendus par le directeur du jury sur les causes de leur détention ;

qu’aucun plaignant ne s’étant présenté dans les deux jours de la remise des prévenus dans ladite maison d’arrêt, le directeur du jury a procédé à l’examen des pièces relatives aux causes de la détention et de l’arrestation des prévenus ;

qu’ayant vérifié le genre de délit dont il est question, il a reconnu qu’il était de nature à mériter peine afflictive ; qu’en conséquence, après avoir entendu le premier substitut du commissaire du gouvernement, spécialement chargé de la police correctionnelle par la loi, il a rendu, le 22 ventôse du présent mois, une ordonnance par laquelle il a traduit les prévenus devant le jury spécial d’accusation ;

qu’en vertu de cette ordonnance, il a dressé le présent acte d’accusation, pour, après les formalités requises par la loi, être présenté au jury spécial d’accusation.

FAITS

Le directeur du jury déclare, en conséquence, que de l’examen des pièces, et notamment des procès-verbaux dressés par les commissaires de police et juges de paix officiers de police judiciaire des divisions des Tuileries, du Pont-Neuf, Poissonnière, des Gravilliers, du Luxembourg, du Muséum, de Bonne-Nouvelle, du Roule, de la Cité et de l’Ouest, les 3, 4, 6, 9, 10, 23, 26, 27, 28, 29, 30 nivôse, 3, 6 et 8 pluviôse derniers, lesquels procès-verbaux sont annexés au présent acte d’accusation, après avoir cartonné ce que la loi défend de communiquer aux jurés, résultent les faits suivants :

Un gouvernement bienfaisant, entouré de l’opinion publique, et fort de la confiance nationale, avait cicatrisé les plaies de l’État. Déjà la république jouissait de l’espoir d’une félicité constante et inaltérable, lorsque ses ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs, s’occupaient de renverser ce gouvernement et de ramener la guerre civile. Le premier magistrat de la république voulait le bien et le faisait : c’en fut assez ; tous leurs poignards se dirigèrent contre lui. Les pièces imprimées de la conspiration anglaise avaient donné des renseignements importants. Il était évidemment prouvé qu’un des moyens des conspirateurs était le vol à force ouverte des voitures publiques sur les grandes routes. Il était aussi évidemment prouvé que l’assassinat de la personne du premier consul était projeté, et regardé comme le moyen le plus efficace qu’ils pussent employer. Les conspirateurs étaient entretenus dans ces complots criminels par l’anglais, qui n’a cessé d’enfanter ou de protéger tous les crimes qui peuvent perdre ou détruire la république française.

Pour arriver à ce but, des individus, ex-chouans, et dont la plupart ont porté les armes contre la république dans la Vendée et dans les autres départements de l’ouest, imaginèrent de réaliser leurs desseins exécrables, à l’aide d’une machine infernale qu’ils fabriquèrent, et qui devait, à coup sûr, donner la mort au premier consul. Tout fut arrangé et préparé à cet effet. Ils choisirent le jour où l’on devait donner au théâtre des arts la première représentation de l’oratorio, à laquelle ils savaient que le premier consul devait assister. En effet, le 3 nivôse dernier, vers huit heures du soir, une explosion terrible eut lieu rue Saint-Nicaise, quartier des Tuileries, au moment où le premier consul passait pour aller au théâtre des arts.

Quatre personnes furent tuées sur-le-champ, plusieurs moururent des suites des blessures qu’elles en reçurent. La commotion fut si violente, qu’elle étendit ses ravages jusque dans les rues voisines, ébranla et détruisit les édifices adjacents. Cette horrible explosion provenait de la détonation d’un tonneau rempli de poudre et de mitraille, placé sur une charrette conduite par un cheval. On s’en aperçut par les débris de cette charrette et par le cheval qui transportaient cet instrument de carnage et de mort, qui ont été ramassés sur la place et déposés à la préfecture de police. Là ils furent reconnus par différentes personnes. Celle qui en avait fait l’acquisition fut signalée ; et sans être nominativement désignée, on reconnut à ses traits François Jean, dit Carbon, dit le Petit-François.

La crainte de l’arrestation lui avait fait fuir le domicile qu’ il avait chez sa sœur ; mais on découvrit le lieu de sa retraite. Il y fut saisi ; et alors un foyer de lumière vint éclairer toutes les traces du crime. L’instruction démontre en effet que François Jean, dit Carbon, était à Paris l’agent et le commissionnaire du nommé Limoelan, qu’ il avait connu parmi les chouans. Le 26 ou le 27 frimaire dernier, François Jean, dit Carbon, acheta des fonds et, de l’ordre de Limoelan, un cheval et une charrette au Citoyen Lambel, marchand grainier, demeurant à Paris, rue Meslée. Deux ou trois jours après, il conduisit ce cheval et cette charrette rue de Paradis, n° 23, dans une remise qu’il avait louée pour les recevoir.

Limoelan se rendit plusieurs fois dans cette remise, et lui-même et Carbon firent en secret toutes les dispositions que leurs infâmes projets nécessitaient. Le 1 er nivôse, Carbon se rendit chez le Citoyen Baroux, tonnelier, rue de l’échiquier, n° 22, pour faire mettre quatre cercles de fer à une futaille, et des cercles en bois par-dessus ceux de fer, pour, dit-il, y renfermer de la cassonade ; le Citoyen Louveau, garçon de ce tonnelier, fit cet ouvrage, dont le prix lui fut payé par Carbon.

Tout étant pour ainsi dire préparé, le 3 nivôse, vers les quatre heures du soir, Carbon se trouva à ladite remise, rendez- vous indiqué la veille par Limoelan. Celui-ci y arriva presque au même instant. Carbon mit le cheval à la charrette ; et lui et Limoelan, vêtus d’une blouse bleue de charretier, la conduisirent à la porte Saint-Denis, où deux hommes, dont on n’a pu savoir les noms, prirent, par l’ordre de Limoelan, le tonneau cerclé en fer qui était sur la charrette, l’emportèrent en s’avançant dans la rue Saint-Denis, et revinrent ensemble très peu de temps après, accompagnés de Saint-Réjant, également vêtu en blouse bleue de charretier, amenant sur une charrette à bras le même tonneau, mais qui parut extrêmement plus pesant, et le replacèrent sur la première charrette, que Carbon avait gardée dans cet intervalle.

Les deux hommes inconnus se retirèrent ; et Limoelan, Saint-Réjant et Carbon conduisirent la charrette jusqu’au bout de la rue Neuve-Saint-Eustache. Chemin faisant, Limoelan fit ramasser les grès et pierres qu’il apercevait dans la rue, pour les mettre sur ladite charrette. Arrivés près de la rue Montmartre, Limoelan renvoya Carbon, continua la route avec Saint-Réjant, en dirigeant la charrette vers la place des Victoires. Ce sont les débris de cette même charrette, le cheval qui y était attelé et son harnais, qui furent trouvés à l’endroit de l’explosion, et reconnus pour avoir transporté la machine infernale.

Carbon paraît avoir secondé de tout son pouvoir les projets atroces des conspirateurs . Il se dit marchand forain lors de l’acquisition du cheval et de la charrette ; il se présente avec Limoelan, rue de Paradis, sous cette qualité ; il est occupé à tous les objets de confiance ; il porte dans la remise un panier très pesant, dont il ne dit le contenu à personne ; chez Lavieuville, deux caisses renfermant des armes différentes ; chez Catherine Jean, femme Vallon, sa sœur, quatre blouses bleues, qui ont servi à son déguisement, à celui de Limoelan et de Saint-Réjant ; il y porte aussi un paquet et un baril de poudre, laquelle poudre est reconnue ne point être de fabrique nationale. On trouve chez la femme Vallon sa soeur un écusson de taffetas blanc ovale, entouré d’un fil d’or, ayant au milieu une croix, au bas de laquelle sont deux cœurs percés de flèches, brodés en fil d’or, avec la légende autour de ladite croix, portant ces mots : hoc signo vincemus .

Carbon fait ouvrir deux trous aux brancards de la charrette, pour en raccourcir l’attelage ; et toutes les fois qu’on s’en approche pour y faire une chose qu’il a commandée, il paraît craindre que l’on n’aperçoive ce qu’elle contient. En un mot, il partage les soins et les efforts de Limoelan pour toutes les dispositions et la conduite de la fatale machine. Les faits relatifs à Carbon sont presque tous communs à Limoelan.

L’instruction apprend, en outre, que celui-ci couvrait ses dépenses par les vols des diligences et caisses publiques, auxquels il participait. On saisit chez Carbon un billet de Limoelan, dont les expressions ne doivent point échapper. Il est ainsi conçu : « Tenez-vous bien tranquille, mon cher Constant ; ne sortez pour rien au monde, et n’ayez confiance qu’en moi seul : défiez-vous de tout autre, même de ceux que vous croyez vos amis ou les miens ; ils pourraient vous tromper. Je donnerai de vos nouvelles à votre sœur ; mais restez bien tranquille où vous êtes : je ne vous abandonnerai jamais. Au plaisir de vous voir ». Ce billet a été reconnu pour être de la main de Limoelan.

Saint-Réjant arrive à Paris on ne sait comment, ni à quelle époque : il a varié sur ce point. D’abord, il a dit y être venu à pied, puis par la voiture d’Évreux ; mais il n’est point inscrit sur les registres de cette diligence ; il ne connaît aucune des personnes avec lesquelles il a voyagé ; il ignore où il descend sur la route, et à Paris il ne connaît pas même le quartier ; il dissimule ses noms et en prend d’étrangers. Cependant on voit qu’il a logé chez Jean-Baptiste Leguilloux, courrier de la malle, demeurant à Paris, rue des Prouvaires, n° 574 ; il n’est muni d’aucun papier qui autorise son voyage et son séjour à Paris ; il est sombre, rêveur, et paraît toujours intérieurement agité.

Carbon est près de lui le messager de Limoelan ; il reçoit fréquemment Joyau, Édouard Lahaye, dit Saint-Hilaire, Coster Saint-Victor, Songé et Bourgeois, prévenus d’être complices de la conjuration. Il a un double domicile, que Carbon lui a procuré chez la veuve Jourdan, rue d’Aguesseau ; il y succède à un anglais. Il a, dans sa chambre, des allumettes phosphoriques : on l’y voit, le compas et la montre à la main, prendre des dimensions, et calculer le temps nécessaire pour communiquer à la poudre le feu qu’il met à un amadou préparé. Il va à la remise du cheval et de la charrette, rue de Paradis, et dit, en voyant le tonneau que Carbon avait fait faire, ce tonneau ne convient pas . En conséquence, Limoelan en fait apporter un autre, qui avait plus de capacité, auquel Carbon fait mettre quatre cercles de fer.

Le 1 er nivôse, Saint-Réjant se fait conduire au carrousel, descend à la porte de la maison Longueville ; il y retourne le lendemain, descend encore au même endroit, y reste un instant ayant la montre à la main, et paraît réfléchir en fixant le palais du gouvernement. Le 3 nivôse il sort de chez Leguilloux à l’approche de la nuit ; il y rentre à neuf heures du soir. On a vu que, dans cet intervalle, il a, conjointement avec Carbon et Limoelan, ensuite avec celui-ci seulement, arrangé et mené la charrette et la machine infernale au lieu de l’explosion.

Le même jour 3 nivôse, Limoelan vint voir Saint-Réjant chez Leguilloux, après l’explosion ; il annonça dans la maison qu’un cheval avait marché sur la poitrine et sur la tête de Saint-Réjant, et qu’il était dangereusement malade. Il envoya la fille Leguilloux chez Bourgeois, pour qu’il procurât un médecin et un confesseur : ces deux individus vinrent. Le nom du confesseur est inconnu ; le médecin est Basile-Jacques-Louis Collin, lequel trouve Saint-Réjant crachant le sang, ayant la respiration gênée, mais sans aucune contusion ni plaie extérieure. Le lendemain Saint-Réjant se retira chez la veuve Jourdan, où il fut encore visité par Limoelan, Joyau, Saint-Hilaire et Collin. On saisit chez Saint-Réjant des vêtements, parmi lesquels on reconnut la veste dont il s’était vêtu le 3 nivôse ; sur laquelle il avait une blouse bleue de charretier pareille à celles qui couvraient, ledit jour, Limoelan et Carbon.

On trouva dans la chambre de Saint-Réjant, chez Leguilloux, un billet portant en tête la date du 29 décembre 1800. Tel est son contenu : « Mon cher Soyer, je reçois de tes nouvelles par tes deux amis. Pour toi, tu n’as pas encore appris à écrire. Hélas ! Les quinze jours sont passés ; les événements s’avancent d’une manière effrayante. Si les malheurs continuent, je ne sais ce que nous deviendrons tous. En toi seul est toute notre confiance et notre espérance. Tes amis se rappellent à ton souvenir ; ils te recommandent leur sort. Adieu : ton sincère ami. Gédéon ». Et plus bas : « Nous attendons de tes nouvelles à tous les courriers ».

On saisit encore chez Saint-Réjant une lettre d’une écriture contrefaite, dans laquelle, après avoir parlé, de la manière la plus vague, d’objets de commerce, on rend un compte très circonstancié de l’explosion du 3 nivôse. On explique la raison pour laquelle l’événement n’a pas répondu à l’attente de ses auteurs. Les expressions mêmes de cette lettre annoncent des connaissances particulières de cet événement. « L’individu qui devait, dit-on, exécuter le projet, privé des renseignements qu’on devait lui donner, ne fut averti de l’arrivée de la voiture du premier consul que quand il la vit. Elle n’était pas, comme on le lui avait assuré, précédée d’une avant-garde : cependant il se disposa à accomplir son dessein. à ce moment, le cheval d’un grenadier le poussa rudement contre le mur, et le dérangea. Il revint à la charge, et mit le feu de suite ; mais la poudre ne se trouva pas aussi bonne qu’elle l’est ordinairement, et son effet fut de deux à trois secondes plus lent qu’il ne devait l’être ; car sans cela le premier consul périssait inévitablement ».

Bourgeois, Coster Saint-Victor, Édouard Lahaye, Joyau et Songé, avaient entre eux des liaisons intimes et des fréquentations habituelles. Bourgeois a fait venir le médecin qui a traité Saint-Réjant. Il a passé la nuit du 3 au 4 nivôse auprès de son lit, et paraît lui avoir procuré asile lorsqu’il ne se crut plus en sûreté chez Leguilloux. Coster dit Saint-Victor alla, le 28 nivôse au soir, chez la veuve Jourdan, demander Saint-Réjant. Celui-ci n’y étant pas, Coster dit à la veuve Jourdan : « Je connais Soyer depuis longtemps ; je vous prie de lui faire savoir que je suis venu pour le prévenir de l’arrestation du Petit-François : c’ est un coquin qui peut tout déclarer, et faire arrêter Soyer ; je suis fâché de ne pas l avoir fait fusiller ». Il remit un billet à la veuve Jourdan pour Soyer, en l’invitant de lui recommander de le brûler dès qu’ il l’aurait lu.

Édouard Lahaye a aidé à Joyau à emporter la poudre et la blouse bleue de charretier que Saint-Réjant avait chez lui la veille de l’explosion. Joyau et Songé étaient de ce rassemblement secret des conjurés : le premier a procuré un logement à Saint-Réjant chez Leguilloux ; il lui écrivait, et allait le voir avant et après l’explosion.

La veuve Jourdan logeant Saint-Réjant, recevait, comme on le voit, les confidences des conspirateurs. Il paraît qu’elle était initiée dans leurs secrets, qu’elle secondait leurs desseins ; mais, effrayée sans doute par le sort qui l’attendait, elle s’est donné la mort, en se précipitant par la fenêtre de son logement lorsqu’on y alla pour l’arrêter.

Jean-Baptiste Leguilloux, et Louise Mainguet sa femme, ont reçu chez eux Saint-Réjant. C’étaient la femme et la fille qui faisaient sa chambre et ses commissions. La première a été voir au Temple Joyau, qui y était retenu par mesure de sûreté ; c’est Joyau qui lui a présenté Saint-Réjant pour le loger ; elle avait chez elle des papiers appartenant à Bourgeois, chez lequel elle envoya le 3 nivôse pour avoir le médecin Collin ; elle se chargea de trouver une personne sûre, pour faire passer à Rennes , après le 3 nivôse, un paquet important de la part de Saint-Réjant.

Adélaïde-Marie Champion De Cicé avait la confiance de Limoelan, l’un des principaux chefs de la conspiration. Ce fut Limoelan qui conduisit Carbon rue Cassette, n°11, à la porte de la maison qu’elle occupe, d’où il fut conduit par Aubine-Louise Gouyon De Beaufort, Angélique-Marie-Françoise et Reine-Marie-Aubine Gouyon ses filles, rue Notre-Dame-Des-Champs, dans le ci-devant couvent des dames Saint-Michel, où Limoelan lui avait dit qu’il trouverait de bonnes soeurs qui le recevraient, en s’annonçant de la part d’un monsieur et d’une dame. Limoelan avait recommandé à Carbon de ne sortir de cet endroit ni de jour ni de nuit. À défaut de place chez les dames de Saint-Michel, Carbon passa la nuit chez la veuve Gouyon dans une antichambre, où l’on garnit à cet effet un lit de repos qui s’y trouvait. Le lendemain, Carbon fut placé et nourri chez les dames de Saint-Michel ; il y resta jusqu’au 28 nivôse, époque de son arrestation.

Pendant son séjour dans cette maison, il reçut la visite d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, laquelle lui apporta un billet de Limoelan, en lui disant : « Voilà ce que votre monsieur vous envoie : je viendrai vous voir de temps en temps ; et lorsque vous voudrez lui écrire, je m’en chargerai ». Elle a correspondu avec l’étranger et avec des émigrés, par des voies indirectes. Ses lettres lui parvenaient sous les noms de Lazare Bèche, son ancien domestique, et de Géneviève Berthonet, sa couturière, dont l’adresse fut trouvée sur Saint-Réjant. On trouva dans un livre de piété, qu’elle a reconnu lui appartenir, un carré de papier portant ces mots : « Vaincre ou mourir ». Les lettres saisies chez elle annoncent des relations mystérieuses. Les noms de ceux dont on parle n’y sont indiqués que par des initiales : les termes sont de convention particulière ; on y voit de nombreuses réticences exprimées par des points : on  emprunte le langage commercial, pour s’entretenir de tout autre objet : le sens en est équivoque ou énigmatique. Dans une autre lettre sans signature, datée du 20 octobre 1800, on annonce l’espoir de voir rentrer et rétablir prochainement en France les supérieurs d’une ancienne congrégation . Parmi l’argent saisi chez elle, on trouve un sac étiqueté « bourse de ces messieurs ». Un de ses frères émigrés, dans une lettre qu’il lui écrit, parle des moyens qu’il va employer pour tirer de l’argent de ceux qui ont acheté ses biens en France comme biens nationaux. « J’annonce, dit-il d’ un ton assez positif, l’espoir prochain de rentrer dans mes propriétés ». Un billet saisi chez elle, écrit sur une fine gaze, contient ces expressions remarquables : « L’Abdeb est ici pour la même fin que Mb ; il y fait l’acquisition de deux bons compagnons ». Il contient encore celles-ci : « Si je puis être assez sûr de sa manière de voir les choses, et que tout se rapporte aux anciens principes que vous et moi avons embrassés, je crois bien que ceux de la morale sont très bons, mais s’ accorderont- ils ? ».

Aubine-Louise Gouyon, veuve Gouyon De Beaufort, Angélique-Marie- Françoise, et Reine-Marie-Aubine Gouyon, ses filles, arrivées récemment d’Angleterre, ayant apporté deux lettres du ci-devant évêque d’Auxerre, à Adélaïde-Marie Champion De Cicé sa soeur, donnent des marques particulières d’intérêt à Carbon : il était, le soir, par un temps pluvieux, à la porte de l’habitation de ladite De Cicé ; il était protégé par celle-ci et en attendait des secours promis ; cependant il n’entre pas : la veuve Gouyon et ses filles le prennent dans la rue et le conduisent furtivement chez Marie-Anne Duquesne : ne pouvant y être reçu le même soir, elles ne négligent point un expédient qui peut y suppléer, un lit de repos est de suite garni, et Carbon, qu’elles disent ne point connaître, trouve chez elles une hospitalité affectueuse.

Marie-Anne Duquesne, ex-religieuse, paraissant aujourd’hui supérieure d’une communauté formée de ci-devant religieuses astreintes encore aux règles monastiques, a, d’intelligence avec Adélaïde-Marie Champion De Cicé, la veuve Gouyon et ses deux filles, reçu et nourri Carbon gratuitement dans sa maison, où il fut amené le 7 nivôse au soir, trois jours après l’explosion, et l’y tient soigneusement caché. Carbon reste constamment dans son appartement ; on lui porte même à manger particulièrement ; il n’en sort que deux fois, le soir et nocturnement, pour y rentrer aussitôt. La procédure annonce qu’Adélaïde-Marie Champion De Cicé n’ignorait pas que Carbon était recherché par la police : il prend, sous les yeux de la veuve Gouyon, de ses filles, et de Marie-Anne Duquesne, toutes les précautions nécessaires pour se soustraire aux regards publics ; cependant lesdites de Cicé, Duquesne, la veuve Gouyon et ses filles, lui procurent de concert une retraite officieuse.

On a trouvé chez Catherine Jean, femme Vallon, et soeur de Carbon, un baril renfermant six kilogrammes (douze livres) de poudre très fine, un paquet de poudre, quelques cartouches, et quatre blouses bleues, dont Carbon, Limoelan et Saint-Réjant s’étaient couverts le jour de l’explosion. Elle a logé son frère Carbon jusqu’au moment où Limoelan est allé le chercher pour le conduire rue Cassette. La femme Vallon, Joséphine et Madeleine Vallon ses filles, ont vu venir souvent les conjurés chez elles et parler bas à Carbon ; elles ont blanchi leur linge, balayé et lavé la place où avait été brisé, de l’ordre de Limoelan, un baril vide, qui avait renfermé de la poudre, et qui fut aussitôt brûlé. Limoelan leur dit alors : « Ce bois est bien cher ».

Basile-Jacques-Louis Collin, connu de Bourgeois, a traité, à son invitation, Saint-Réjant. Il fit chez ce dernier différentes visites avant et après l’explosion ; il s’y est trouvé avec Joyau et Limoelan, dans le rassemblement qui eut lieu, maison de la veuve Jourdan, le 4 nivôse dernier. Jean Baudet connaissait depuis longtemps Saint-Hilaire, dont il reçut un billet par Joyau, par lequel il l’invitait de procurer à celui-ci un logement : il fit à cet effet une démarche en vendémiaire dernier, chez une veuve Pelissier, et de là chez la veuve Larbitret ; y ayant arrêté une chambre, il y conduisit le soir même ledit Joyau, qui, depuis, est allé le revoir. Mathurin-Jules Micault-Lavieuville et Louise-Catherine Cudel-Villeneuve sa femme, parente de Limoelan, reçurent en dépôt, dans le mois de frimaire dernier, deux caisses d’armes apportées de la part de ce dernier par Carbon : une de ces caisses fut retirée quelques jours après, l’autre a été saisie : celle-ci contenait une carabine, une paire de pistolets d’arçon, un moule à balles, plusieurs balles, une espèce de coutelas damasquiné et bronzé sur la lame, qui paraît être un damas, et un grand sabre à la hussarde.

Lavieuville a aussi procuré un logement à Limoelan. Geneviève Berthonet, couturière d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, recevait sous son nom des lettres venant de l’étranger pour ladite dame De Cicé. Saint-Réjant, un des chefs de ces conjurations, était porteur de l’adresse de cette fille au moment de son arrestation.

Moyens de défense

Maintenant que les faits qui appartiennent à chacun des prévenus sont exposés, il convient de rapporter ce qu’ils ont respectivement dit pour leur défense.

Carbon a d’abord tout nié ; ensuite il a avoué avoir acheté le cheval et la charrette, le 26 ou le 27 frimaire dernier, par commission, sans connaître la personne qui lui avait donné cette commission : il a dit lui avoir remis ces deux objets ; puis il a dit, au contraire, avoir placé ledit cheval et la charrette dans la remise qu’il a louée rue de Paradis ; qu’il était alors accompagné de Saint-Réjant et de Limoelan ; qu’il avait emprunté à la portière une tasse pour laver, avec de l’urine, le cou du cheval sur lequel il se trouvait des boutons ; qu’il avait grand soin de ce cheval, parce que Limoelan lui avait promis de le lui donner lorsqu’il n’ en aurait plus besoin ; enfin il dit que ces deux individus et lui, vêtus de blouses bleues, ont conduit ensemble la charrette, le 3 nivôse, à six heures du soir, jusqu’à la rue neuve Saint-Eustache, où Limoelan le renvoya ; qu’ il s’en retourna effectivement ; que ceux-ci continuèrent leur route vers la place des Victoires. Il reconnaît les débris de la charrette et du harnais ramassés rue Nicaise, comme provenant des charrette et équipement dont il a parlé ; il reconnaît aussi le baril de poudre, les blouses et d’autres objets déposés au greffe, pour être ceux qui furent trouvés chez sa sœur ; il avoue que Limoelan lui a procuré asile et retraite chez les veuve et filles Gouyon, et chez Marie-Anne Duquesne, par l’entremise d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, et desdites veuve et filles Gouyon ; il avoue même qu’il a pu servir des projets atroces, mais il prétend qu’il est innocent.

Saint-Réjant a dit d’abord qu’il était venu à pied à Paris la veille de son arrestation, c’est-à-dire, le 7 pluviôse ; ensuite il a dit être venu par la voiture d’Évreux, il y a deux ou trois mois, pour chercher de l’ouvrage sur les quais et les ports, et pour passer des batelets. Il a dit d’abord qu’il ne connaissait pas Leguilloux et sa femme ; ensuite il a avoué les connaître et avoir logé chez eux ; il a dit n’avoir feint ne pas les connaître, que dans la crainte qu’ils ne fussent compromis. S’expliquant sur la journée du 3 nivôse, il a dit que ce jour-là il alla se promener il ne sait où , depuis six heures et demie du soir jusqu’à sept heures et demie ; qu’ il ne rentra pas plus malade qu’à l’ordinaire ; qu’il ne reçut personne. Il a dit ensuite qu’il rentra à huit heures et demie, fort incommodé de l’explosion ; que Limoelan, dit Beaumont, vint le voir, et lui procura un médecin et un confesseur ; qu’ il fut saigné, et dit à Limoelan et à Collin que s’étant trouvé rue de Malte lors de l’explosion, des tuiles lui tombèrent sur le corps ;; qu’il se trouva dans cette rue en allant au théâtre français. Il a dit qu’il ne s’est jamais fait conduire en cabriolet rue Saint-Nicaise ; il convint ensuite s’être fait conduire à la maison Longueville, place du Carrousel, pour savoir si un nommé Bernard n’y demeurait pas. Il a dit qu’il n’avait eu dans sa chambre, chez la veuve Jourdan, ni poudre, ni blouse ; il avoue ensuite avoir eu de la poudre très fine pour la chasse, et une blouse dans laquelle Joyau et Saint-Hilaire enveloppèrent ses effets qu’ils portèrent chez lui. Il annonce que ces deux individus lui dirent avoir acheté cette blouse pour le carnaval. Il convient que Limoelan dîna avec lui le 3 nivôse, et ajoute que lui Saint-Réjant est sorti seul pour aller au théâtre de la rue de Thionville ; qu’ayant appris dans un café, au coin de cette rue , qu’on donnait une pièce nouvelle au théâtre français, il retourna sur ses pas pour y aller, en prenant par la rue de Malte. Il méconnaît la lettre d’écriture contrefaite, et le billet trouvé dans sa chambre, et dit que le défaut de papiers en règle avait été cause de son déguisement, et de son silence sur les personnes qui l’avaient logé ; au reste, il a prétendu n’avoir eu aucune part à l’explosion du 3 nivôse.

Limoelan, Joyau, Édouard Lahaye, Songé, Coster Saint-Victor et Bourgeois, se sont soustraits, par la fuite, aux recherches de la justice, et n’essaient pas de se disculper de l’imputation.

La femme Leguilloux a d’abord nié connaître le nom de Soyer que Saint-Réjant portait chez elle, et sous lequel il s’y présenta ; elle a dit que Bourgeois n’était pas venu le voir le jour de l’explosion ; et a ajouté qu’étant de la Bretagne, elle avait connu plusieurs de ces messieurs, notamment Joyau et Bourgeois ; que ce fut à raison de cette connaissance qu’elle alla voir Joyau au temple, reçut les papiers de Bourgeois, et consentit à loger Soyer, lequel avait, sous ce nom, une carte de sûreté lorsqu’il se présenta. Jean-Baptiste Leguilloux a dit que ce fut sa femme qui reçut Saint-Réjant, et qu’il fut sans défiance sur le compte de celui-ci.

Adélaïde-Marie Champion De Cicé a dit connaître Limoelan, et d’autres chouans amnistiés qu’elle ne voulait pas nommer : elle a soutenu que Limoelan ne lui présenta point Carbon ; elle a refusé de dire qui le lui a adressé. Elle a dit, lors de son arrestation, avoir donné simplement à Carbon l’adresse de Marie-Anne Duquesne, pour qu’il se rendît chez elle. Devant le directeur du jury, elle est convenue avoir fait accompagner Carbon par la mère et les filles Gouyon, de sa demeure à celle de ladite Duquesne. Elle a dit ne pas avoir porté de billet à Carbon chez ladite Duquesne, et a déclaré qu’elle faisait recevoir ses lettres par sa couturière, parce que ses frères, éloignés et inquiets, voulaient correspondre avec elle sans danger ; enfin elle a dit que l’inscription « Vaincre ou mourir », qui s’est trouvée dans un de ses livres de piété, signifie qu’ il faut vaincre ses passions ; et qu’en un mot, les expressions énigmatiques des lettres qu’elle a reçues ont toutes rapport à la religion.

La veuve Gouyon et ses filles disent que retournant à leur logement, qui est dans la même maison que celui de Marie-Anne Duquesne, elles ont conduit chez ladite Duquesne, à l’invitation d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, l’individu qui était à la porte de cette dernière, et qu’elles ont reconnu, à la confrontation, être Jean Carbon. Elles conviennent lui avoir donné à coucher une nuit ; mais elles ont toutes soutenu ne connaître aucun des conjurés ni leurs complices. Les deux filles ont ajouté que leur présence dans l’accompagnement de Carbon, a été comme simple circonstance naturelle et innocente. Marie-Anne Duquesne, en convenant que Carbon a été reçu dans sa maison, amené par la veuve Gouyon et ses filles, à l’invitation d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, a dit d’abord que ladite De Cicé l’avait prévenue deux jours d’avance ; puis elle a dit n’être pas sûre d’avoir eu cet avertissement ; qu’au reste, sa conduite ne permet pas de penser qu’elle puisse entrer dans aucune espèce de machination.

La femme Vallon s’est d’abord renfermée dans un système absolu de dénégation. Elle a dit que son frère était parti de Paris depuis environ deux mois. Elle annonce qu’avant son départ, il lui avait apporté un boisseau de pois et de lentilles (il est prouvé que ces légumes n’ont été achetés que le 29 frimaire dernier). Elle a dit que les quatre blouses trouvées chez elle lui avaient été apportées pour les blanchir, par quelqu’un qu’elle ne connaît pas ; que les vêtements d’homme trouvés chez elle appartenaient à son mari ; qu’elle croit que c’est lui qui lui a laissé l’écusson de cuivre aux armes d’Angleterre. Elle a dit depuis, que c’était son frère qui lui avait donné cette médaille ; qu’il ne lui avait pas parlé du cheval ni de la charrette ; qu’elle ne l’avait pas vu, ne lui avait rien envoyé, et n’avait pas entendu parler de lui depuis l’explosion ; qu’ elle n’a pas vu briser et brûler un baril chez elle.

Joséphine Vallon a dit, au contraire, que quelques jours après l’explosion, elle avait vu Carbon, son oncle, parler à sa mère des dames de Saint-Michel, qu’elle croit être des religieuses, que les hardes saisies chez sa mère appartenaient à son oncle, lequel avait apporté le baril de poudre qui y a été trouvé ; qu’elle a été le voir chez les dames de Saint-Michel, une fois seule, et une fois avec sa soeur Madeleine, pour lui porter du linge qu’elles ont blanchi ; que c’était Limoelan qui avait fait cacher son oncle, briser et brûler le tonneau qui paraissait avoir contenu de la poudre.

Madeleine Vallon a entendu parler à son oncle d’un petit cheval qu’il devait acheter. Elle a dit que son oncle était à Paris le jour de l’explosion ; qu’il disparut le 7 nivôse ; qu’il est revenu, le soir, quelques jours après ; qu’elle l’a été voir une fois avec sa soeur chez les dames de Saint-Michel ; qu’il lui dit dans cette entrevue, qu’il s’était caché à cause de ces affaires-là ; que Limoelan a brisé avec son oncle le petit baril, dont elle a vu tomber quelques grains de poudre ; que son oncle dit à sa soeur et à elle, que la dame qui lui avait apporté une lettre de la part de Limoelan, connaissait sa retraite ; que cette dame était de condition.

Joséphine et Madeleine Vallon ont répété les mêmes choses devant le directeur du jury. Leur mère, au contraire, a changé de langage. Elle a dit que Limoelan était venu deux fois voir son frère chez elle ; qu’elle le blanchissait ; qu’il a fait casser chez elle et brûler un baril, sous le prétexte qu’on pourrait faire des visites domiciliaires ; qu’elle s’aperçut que ce baril avait contenu de la poudre ; que c’est son frère qui a apporté ce baril de poudre et les blouses trouvées chez elle ; que si elle a d’abord dénié ces faits, c’est parce que son frère n’ayant pas de papiers en règle, elle craignait de l’exposer par une exacte déclaration. Elle reconnaît que c’est lui qui lui a donné l’écusson aux armes d’Angleterre, et non son mari, comme elle l’avait annoncé ; que Limoelan est venu chez elle deux ou trois fois après la disparition de son frère. Au surplus, elle dit être étrangère à toute espèce de complot.

Collin, médecin, est convenu avoir donné les secours de son art à Saint-Réjant, dont il ne savait pas le nom, comme il les aurait portés à tout autre sans distinction. Il dit avoir également ignoré la cause de l’incommodité de Saint-Réjant, auquel il n’a trouvé aucune plaie ni contusion extérieures. Il dit, que lorsqu’il le questionna, celui-ci lui répondit, « Soulagez-moi ».

Baudet a dit qu’il avait connu Saint-Hilaire au collège du Mans ; que Joyau et Saint-Hilaire sont venus le voir à sa boutique, quelquefois même pour acheter ; qu’il n’a jamais su ce qu’était Joyau, et a ignoré ses desseins et ceux des autres.

Micault-Lavieuville dit ne point avoir eu connaissance du dépôt fait chez lui de la part de Limoelan. Il dit qu’ayant fait annoncer, par les petites affiches, la location d’une chambre chez Leclerc, pour laquelle il fallait s’adresser chez lui Lavieuville, il indiqua cette chambre à Limoelan comme il l’aurait fait à tout autre.

Louise-Catherine Cudel-Villeneuve, femme Lavieuville, a dit que Limoelan, devant partir pour la campagne, l’invita de recevoir ces caisses chez elle ; qu’ elle y consentit sans difficulté, ignorant même ce qu’elles contenaient. Elle soutient n’avoir connu aucun des conspirateurs, ni même la demeure de Limoelan, qui n’est venu chez elle que quelquefois.

Geneviève Berthonet, couturière d’Adélaïde-Marie Champion De Cicé, a dit que, ne pensant pas se compromettre, elle avait reçu, sous son nom, des lettres pour cette dernière pendant quinze mois, parce qu’elle en avait été priée. Elle a dit d’abord que ces lettres venaient de Vesel ; puis elle a soutenu n’avoir point fait attention au timbre, et ensuite elle a répété qu’elles venaient de Vesel.

De tous ces détails, attestés par les pièces, il résulte que François Jean, dit Carbon, dit le Petit-François, dit Constant, … Sont prévenus d’avoir formé, de complicité, un complot tendant au meurtre du premier consul de la république ; à troubler la république par une guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, et contre l’exercice de l’autorité légitime ; d’ avoir, pour l’exécution de ce complot, fait un amas d’armes et de munitions ; d’avoir préparé et disposé une machine infernale ; d’avoir effectué une attaque à dessein de tuer le premier consul, en mettant le feu à ladite machine infernale ; de l’avoir fait avec préméditation ; et d’ avoir, par l’effet de l’explosion, causé la mort de plusieurs personnes. Lesquels délits, prévus par la loi, emportent peine afflictive.

Sur quoi les citoyens jurés auront à prononcer s’il y a lieu à accusation contre les susnommés, à raison des délits mentionnés au présent acte.

Fait à Paris, au palais de justice, ce 22 ventôse, an 9 de la république française, une et indivisible.

Signé : J. Denisart

INSTRUCTION À L’AUDIENCE

Le Président : Vous êtes accusés d’avoir, de complicité, formé un complot tendant au meurtre du premier consul, à troubler la république par une guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, et contre l’exercice de l’ autorité légitime ; d’avoir, pour l’exécution de ce complot, formé un amas d’armes et de munitions ; d’avoir préparé et disposé une machine infernale ; d’avoir, avec préméditation, effectué une attaque à dessein de tuer le premier magistrat de la république, en mettant le feu à ladite machine infernale, et d’avoir, par l’effet de l’explosion, causé la mort de plusieurs personnes. Vous allez entendre les charges qui seront produites contre vous. Le commissaire du gouvernement a la parole.

Le Commissaire du gouvernement : Citoyens jurés, le 3 nivôse dernier, à huit heures trois minutes du soir, un bruit éclatant retentit aux oreilles des nombreux habitants de cette immense commune et de ses environs. Ah ! Sans doute, s’écrient- ils spontanément, c’est l’annonce d’une paix glorieuse ! Idée naturelle, préparée par de si longs sacrifices, par les triomphes innombrables de nos intrépides défenseurs, par le courage, les talents et la prudence de leur vaillant chef ; idée flatteuse que devait naturellement faire naître le souvenir de tant de prodiges opérés depuis dix-huit mois, que devait faire naître surtout notre confiance sans bornes pour un gouvernement sans reproche.

Espoir consolateur, que vous avez été cruellement déçu dans ce fatal moment ! Eh ! Combien la certitude que vous avez été réalisé depuis, nous est nécessaire pour avoir le courage de retracer une des plus horribles pages des annales du genre humain, et remplir les importantes fonctions de notre pénible ministère ?

Non, citoyens jurés, non ; le bruit de nos foudres triomphantes n’était pas l’heureux précurseur de la paix ! À cette détonation forte et prolongée, un long calme avait succédé ; déjà l’incertitude avait pris la place de l’espérance, et l’inquiétude celle de l’allégresse. On éprouva tout à la fois le besoin et la crainte de s’instruire. Le citoyen ému quitte son asile ; mais à peine est-il parvenu sur la voie publique, que les mots d’explosion, de meurtre, d’incendie, de destruction, viennent porter l’alarme dans son coeur. Il s’avance ; et bientôt il apprend que la place sur laquelle est situé le palais du gouvernement, vient d’être le théâtre d’une scène d’horreur. Il précipite ses pas ; il arrive. Quel spectacle vient frapper ses regards effrayés !

Au milieu des ombres de la nuit, à la pâle clarté de quelques flambeaux épars, l’un des plus beaux quartiers de cette cité superbe ne lui présente plus que l’image de la destruction. Il aperçoit, avec effroi, les débris encore fumants de cette infernale machine qui vient de causer tant de ravages ; il voit ramasser auprès de lui des cadavres sanglants et mutilés, des membres déchirés et palpitants. Au milieu des sifflements et des cris de rage de quelques factieux dispersés, il entend les cris plaintifs, les gémissements douloureux que d’horribles tourments arrachent à ces trop nombreuses victimes qui n’existent plus que pour souffrir, et que le désespoir arrache aux objets de leur affection dont ils sont entourés.

Quelque chose devait ajouter à l’horreur de ce spectacle : il ne peut plus douter que tant de forfaits n’ont été médités, préparés, exécutés, que pour attenter plus sûrement aux jours du premier magistrat de la république ; il ne peut plus douter que trois secondes plutôt, trois secondes, d’après le calcul des malfaiteurs (vous en verrez la preuve écrite dans le procès), il ne peut douter que trois secondes plutôt le mal était à son comble. Eh quoi ! S’écrie-t-il douloureusement, trois secondes plutôt périssait donc misérablement celui que la victoire n’a cessé d’accompagner, et sur la cime des Alpes, et dans toute l’Italie, et jusque sous les murs de l’antique capitale du monde ; celui que le génie de l’humanité avait ramené à travers les rochers du Tyrol pour nourrir ses malheureux habitants, quoiqu’ils fussent nos ennemis, et pour signer un traité de paix sous les murs de la capitale de l’empire germanique ! Eh quoi ! Trois secondes plutôt périssait donc misérablement celui que les génies de la liberté, de la politique, du commerce, des sciences et des arts, n’avaient déposé un moment sur l’aride rocher de Malte que pour le faire parvenir, malgré mille obstacles et mille dangers, dans les plaines fécondes de l’Égypte, et, à travers les sables brûlants des déserts, dans les plaines fameuses de la Syrie ! Eh quoi, trois secondes plutôt, périssait misérablement celui que le génie tutélaire de la France avait ramené sur le sol sacré de la liberté, et dont toutes les démarches ont été depuis des actes d’héroïsme, de sagesse et d’indulgence !

Oui, français, trois secondes plus tôt votre premier magistrat périssait victime d’un lâche et abominable assassinat ! Mais s’il fallait trois secondes à l’enfer pour consommer son crime, il ne fallait qu’un regard à celui qui mesure l’immensité, pour le prévenir : il a dit, que l’abîme se ferme ; et l’abîme fut fermé. Cette pensée soulage l’âme ; mais elle ne peut détourner notre attention ni la vôtre, des faits atroces dont je viens de vous tracer l’esquisse, et dont je dois vous présenter le tableau.

Jurés, ces faits vous les constaterez ; magistrats, ces faits vous les qualifierez ; citoyens, ces faits vont être pesés dans la balance de la justice : du fond de ce sanctuaire, elle tend une main protectrice à l’innocence ; mais son bras vengeur est suspendu sur la tête des coupables ; et si la foudre a tardé si longtemps à partir de ses mains, c’est qu’elle ne veut frapper que des criminels ; et ses coups sont inévitables. Je vous le répète, citoyens jurés, l’unique devoir que la loi vous impose en ce moment, est de constater les faits ; mais le tribunal aura à s’occuper de l’examen d’importantes questions de droit public.

Je dois donc faire précéder mon récit par quelques réflexions générales sur la cause de nos maux, sur ceux qui les ont aggravés, qui ont ordonné, dirigé et exécuté l’infâme attentat que la société dénonce en ce moment à la justice. À l’époque du 1er frimaire an 8, une des plaies les plus douloureuses de l’État était occasionnée par la rébellion de l’ouest. Le premier soin du gouvernement fut de chercher à cicatriser cette plaie, longtemps envenimée par les soins d’un cabinet corrupteur. Le gouvernement, pour réduire les rebelles, ne crut pas devoir prendre des arrêtés menaçants ; il n’ordonna pas de brûler les forêts et les maisons, de détruire indistinctement la cabane du pauvre, l’habitation du riche, les manufactures asiles de l’industrie, et les superbes et insensibles monuments des cités. Il envoya des troupes parfaitement disciplinées ; il les fit commander par des généraux habiles, prudents et humains : il n’eut besoin que d’appuyer de l’appareil de la force, le développement de la raison et des principes.

Bientôt, parmi les conjurés, tout ce qui n’avait été qu’égaré, tous ceux qui n’avaient été entraînés que par la séduction ou la terreur, tous ceux qui voyaient que la liberté des cultes n’était plus une chimère, tous ceux qui n’avaient pas encore entièrement secoué le joug d’anciens préjugés, mais qui portaient un cœur véritablement français, se soumirent, rendirent les armes, et profitèrent du bienfait de l’amnistie.

Mais, par malheur, les rassemblements qui se forment dans ces temps de trouble et de désordre, contiennent des hommes d’un caractère ardent, impétueux, d’un âge où les passions sont presque sans frein ; des hommes fortement fanatisés, et indociles au joug de la raison. D’un autre côté, ils renferment des hommes d’une espèce aussi dangereuse, mais bien plus vils ; des individus accoutumés au désordre, à l’indiscipline, au pillage, au crime et à l’impunité. Ces causes firent que lors de la dissolution de l’armée de l’ouest, le pays fut encore inondé de bandes de brigands. C’est ce limon impur de la guerre civile qui resta pour dernière ressource aux ennemis de la république.

Mais ceux qui se disaient les agents des ci-devant princes, et ceux qui composaient alors le cabinet de Saint-James, peu scrupuleux sur les moyens de nuire à la France, ne tardèrent pas à s’en servir : ils s’attachèrent à les diriger ; et bientôt les propriétés furent attaquées, les grandes routes infestées, les diligences arrêtées, les voyageurs pillés, les fonds publics volés, les fonctionnaires assassinés. Voilà le tableau des crimes de ces hommes qui se prétendent les défenseurs de la royauté et de la religion. à la tête de ces hommes, était ce Georges [Cadoudal], si bien signalé par la correspondance anglaise et par les pièces officielles publiées par ordre du gouvernement ; ce Georges qui, sous le titre fastueux de commandant de l’armée royale et catholique, n’est plus qu’un capitaine de voleurs.

Avec lui était Lemercier, son lieutenant-général, qui a péri depuis. Il avait aussi autour de lui, Limoelan, l’un des accusés contumax dans cette affaire ; Limoelan, qui avait pris part à la guerre de la Vendée, à tous les troubles de la Bretagne, qui avait toujours commandé une compagnie dans la chouanerie, qui, par son caractère féroce, son esprit délié et ferme, était bien digne d’exécuter les ordres d’un tel chef. Il avait aussi Saint-Réjant, accusé présent dans cette affaire ; Saint-Réjant, intrépide lorsqu’il s’agissait d’attaquer ses concitoyens. Les faits de la cause vous peindront mieux la férocité de cet homme et sa  persévérance dans le crime.

Dans les troubles de l’ouest et parmi les chouans, avait aussi servi Carbon, le premier des accusés ; Carbon, qui, de son propre aveu, a fait toutes les guerres de la chouannerie ; Carbon, qui, parmi eux, exerçait aussi l’art de remettre les membres ; qui est signalé comme ayant, il y a deux ans, rempli la mission qui lui avait été donnée par ses chefs, d’attaquer les diligences sur les chemins. Enfin se trouvaient aussi parmi ces bandes, Saint-Hilaire et Joyau, et plusieurs de ceux qui sont contumax dans cette affaire.

C’est à cette époque que la plupart d’entre eux vinrent à Paris. Vous verrez aussi figurer dans cette affaire, différentes autres personnes qui paraissent y avoir pris une part plus indirecte. Vous y verrez figurer un de ces individus qui, de concert avec Puisaye, avait eu part à tous les troubles de la Bretagne, et que ses intrigues avaient fait déporter. Vous y verrez des hommes liés, par leur façon de penser et par leurs démarches, à tous ceux qui avaient pris part directement au complot. Vous y verrez des êtres fanatisés ou excités par l’ambition et la cupidité. Voilà le triste tableau que présente la première idée, le premier aperçu de cette affaire.

Je vais entrer maintenant dans des détails plus particuliers : ces détails pourront paraître minutieux à ceux qui ne savent pas qu’il n’y a rien d’inutile lorsqu’ il s’agit de constater l’existence du crime ou de proclamer le triomphe de l’innocence. Dans le courant de fructidor, Georges avait dit que quand il voudrait, il ferait sauter Bonaparte (il s’était servi des expressions qui appartiennent au langage des brigands ; je n’en souillerai pas cette audience) ; que quand il voudrait faire sauter Bonaparte, il enverrait à Paris des hommes sûrs qui ne le manqueraient pas. Ce fut peu de temps après que Saint-Hilaire d’abord, et Joyau ensuite, vinrent à Paris. L’un d’eux fut logé à la recommandation de Baudet, l’un des accusés ; de Baudet qui, dans la correspondance trouvée sur Lemercier, est désigné comme un de ceux auxquels on peut adresser les avis.

Ensuite arrive Limoelan. Limoelan vint loger à Paris, rue Honoré, chez Leclerc, pâtissier ; et ce domicile lui avait été indiqué par un des accusés, Micault-Lavieuville, dont il est parent par sa femme. Limoelan, dès ce moment, vit tous ceux qui lui étaient affidés. Il avait besoin de quelqu’un de confiance ; il avait besoin d’un instrument pour agir : bientôt il rencontre Carbon ; et depuis ce moment Carbon ne le quitta plus, Carbon fit toutes ses commissions. Limoelan avait averti tous ceux du parti qu’il se proposait un grand coup et qu’il attendait quelqu’un. Effectivement on attendait Lemercier ; mais enfin arriva Saint-Réjant. Saint-Réjant arriva à Paris entre le 6 et le 7 ; et ce furent Limoelan et Joyau qui lui procurèrent un logement rue des Prouvaires, chez la femme Leguilloux, l’une des accusées ici présentes.

Dès le soir, Saint-Réjant et Limoelan achètent des armes : un nécessaire d’armes fut payé cinquante louis par Limoelan. Le 9, à midi, on va les essayer au bois de Boulogne. Conciliabule entre les gens du parti ; premier projet de tuer le premier magistrat de la république avec des carabines à vent. Ce projet parut longtemps plaire aux conjurés ; mais, vers le 15, il paraît qu’ils changèrent d’opinion, et qu’ils s’arrêtèrent au projet d’ exécution de la machine infernale. Une fois ce projet conçu, une fois ce projet bien combiné, il fallait prendre toutes les précautions nécessaires pour cacher tout ce qui devait précéder ou accompagner le crime ; on n’y manqua pas.

Saint-Réjant était logé rue des Prouvaires ; mais il fallait un asile différent pour qu’il pût se cacher en cas de besoin. On le présente chez la femme Jourdan, rue d’Aguesseau ; et là il va occuper un logement secrètement, un logement qui avait été occupé par un nommé Girod, anglais, qui depuis a été arrêté. Il ne couche pas ce premier jour chez la femme Jourdan ; il garde son domicile rue des Prouvaires.

Il fallait aussi se procurer de la poudre, se procurer des barils, se procurer des blouses pour se déguiser, une voiture, des tonneaux, tout ce qui était nécessaire à l’exécution : bientôt tout cela va être trouvé. Il fallait examiner les lieux, les connaître, afin de prendre des mesures : tout cela fut exécuté. Pour les détails, Carbon en est chargé, d’abord il cherche une voiture. Il s’adresse à Le Citoyen Brunet, ferrailleur, demeurant rue de la Corderie. Le Citoyen Brunet n’avait point de voiture qui lui convînt ; il lui parla d’une voiture qui appartenait au Citoyen Lambel, grenetier, rue Meslée. Brunet accompagne Carbon chez Lambel : là on lui montre la voiture qui, depuis, a servi à l’explosion ; on lui montre le cheval qui y était attelé. Il marchande ces objets ; ils lui avaient été faits trois cents livres ; il en offre cent cinquante ; enfin le marché est conclu à deux cents francs. Il fut donné un louis d’arrhes ; sur ce louis d’arrhes, six francs furent mangés dans un cabaret, entre Carbon, Lambel, Brunet et le Citoyen Morisset, marchand de vin à Saint-Mandé. Tous ces citoyens ont depuis parfaitement reconnu Carbon : tous ces faits sont avoués.

La voiture avait besoin d’une couverture : alors Carbon demande quelqu’un, un charron qui puisse lui faire les cerceaux nécessaires pour la couvrir. Brunet le lui indique ; et ces cerceaux furent posés par un charron qui demeure rue de Ménilmontant. Le lendemain Carbon vint pour finir son marché ; il alla voir la voiture, trouva les cerceaux trop longs, et Brunet les raccourcit d’un pied. D’une autre part, il avait été pour chercher une remise ; il en avait même parlé au Citoyen Lambel, qui avait offert la sienne. Il avait dit qu’il était marchand forain, allait souvent à Laval, et qu’il avait besoin de cette remise pour mettre sa voiture, son cheval et ses marchandises, et que même il pourrait y passer la nuit, n’ayant pas d’autre asile et ne voulant rester que trois ou quatre jours à Paris. Lambel lui avait offert la sienne : comme il ne pouvait lui en donner la clef, ce prétexte servit à Carbon pour refuser la remise. Carbon chercha donc une autre remise. Il y en avait une située rue de Paradis-Poissonnière ; il va l’examiner le 28. Il examine cette remise ; elle lui convient, il en demande le prix ; le portier ne le sait pas, et le renvoie au propriétaire, nommé Mesnager, demeurant rue Neuve-Augustin. Il y va, demande au propriétaire à louer cette remise pour trois ou quatre jours (remarquez bien ce fait) ; le propriétaire ne veut pas consentir à louer la remise pour trois ou quatre jours ; il veut la louer à l’année, moyennant cent francs ; alors Carbon promet vingt-cinq francs ; il donne neuf francs et promet de rapporter le surplus le lendemain.

Le 29 au soir, il va chercher la voiture : alors il la couvre d’une bâche de toile très grosse, qui était très grande et mouillée. Il arrive ainsi, accompagné de deux autres individus qui ont été signalés dans la procédure et que vous reconnaîtrez ; il arrive rue de Paradis, introduit la charrette dans la remise ainsi que le cheval. Là, deux individus, dont Saint-Réjant en était un, entrent avec lui dans la remise, la ferment sur eux, après avoir allumé leur lanterne à la lumière du portier.

Ces hommes avaient paru suspects à une des locataires de la maison ; elle avait cru reconnaître en eux des espèces de contrebandiers, de ces gens qui passent de l’eau-de-vie en fraude. La curiosité la porta à regarder, à travers une fente du mur, ce qui se passait dans cette remise : quoiqu’elle ne pût pas bien distinguer les figures à la lueur pâle de la bougie, elle vit parfaitement que l’un des assistants montait dans la voiture, l’examinait avec soin, et qu’après avoir resté environ trois quarts d’heure, il était parti. Carbon revint le lendemain matin. Alors il demanda à la portière, si elle ne pouvait pas lui indiquer un tonnelier. La portière n’en connaissant pas, il alla en chercher un, et trouva le Citoyen Louveau, qui travaille chez le Citoyen Baroux, rue de l’échiquier ; il l’amena, et lui fit cercler un tonneau. Cette première matinée fut employée à ce travail.

Limoelan, dès ce jour, vient examiner le travail ; demande à Carbon, par forme de conversation, quel jour il partirait. Il paraît qu’il ne trouva pas le tonneau convenable ; Carbon en acheta un autre, dit même au garçon tonnelier qu’il achèterait une pièce de Mâcon, et qu’il vînt la cercler. Il acheta effectivement la pièce de Mâcon, la fit sécher : le garçon vint la prendre, et la pièce fut cerclée avec quatre cercles de fer, qui furent payés le lendemain à cinq heures ; car le tonneau avait été demandé pour cette même heure, moyennant une pièce de cinq francs.

Limoelan de son côté avait acheté de la poudre, des blouses. Quelques-unes de ces blouses avaient été portées chez la femme Vallon, chez laquelle demeurait Carbon. C’était chez la femme Vallon, où demeurait Carbon, que Limoelan venait le trouver ; c’était en présence de la femme Vallon que tous ses ordres étaient donnés, que toutes les mesures étaient prises. Enfin, de son côté, Saint-Réjant avait été dans la maison du Citoyen Jourdan. Un jour, il était monté en cabriolet, et était venu sur la place du Carrousel. Il avait feint d’entrer à l’hôtel Longueville : il avait examiné le palais du gouvernement, et avait tenu la montre à la main pour calculer la distance. La veille, il était également sorti, et était venu dans le même cabriolet à l’hôtel Longueville, faire à peu près les mêmes observations qu’il avait faites la veille. Ce fut le même jour que fut emporté de chez le Citoyen Jourdan, un baril de poudre et les blouses bleues.

Le lendemain, c’était le 3 nivôse, dès le matin, Limoelan vint dans la remise de la rue de Paradis. Limoelan examina la voiture. On y fit faire deux trous par le nommé Roger, mari de la portière, qui était un charron ; et ces deux trous, vous en verrez encore la marque sur un des timons. Ce même jour, Saint-Réjant va le matin, comme je vous l’ai dit, chez la femme Jourdan, et la veille il avait fait acheter par la fille Jourdan de l’amadou. Le 3 nivôse il fait couper cet amadou en bandes de trois pouces, trois pouces et demi de long sur un pouce de large. Il les fait mettre par la fille Jourdan sur de petits bois souples ; on en fait une espèce de sac, et on en fait deux de cette nature. Le même jour, il avait mis sur la cheminée, de la poudre avec un morceau d’amadou d’environ deux lignes ; il avait essayé, la montre à la main, de brûler cet amadou, et il calculait le temps que cela devait employer. Il disait que cela devait être brûlé en trois secondes ; mais l’amadou ne fut brûlé qu’au bout de vingt. Il réitéra trois fois cette opération. Il sortit, et vint dîner chez la veuve Leguilloux, rue des Prouvaires. Immédiatement après dîner, il sortit.

Suivons maintenant Carbon. Carbon et Limoelan couverts de blouses bleues, sortent la voiture de la rue de Paradis ; elle était garnie de deux tonneaux, d’un panier très lourd, en forme de panier à poisson, qui avait été apporté le matin par Carbon ; elle était garnie de paille ; et on avait même ramassé tout le fumier qui se trouvait dans l’écurie ; Carbon, par l’ordre de Limoelan, qui était venu le voir la veille, avait doublé la bâche par derrière, pour qu’on ne vît pas ce qui était dans la voiture. C’est dans cet état qu’ils partent de la rue de Paradis, qu’ils arrivent à la rue Denis ; là, deux particuliers emportent un des tonneaux, en rapportent un autre, et le placent dans la voiture ; ici Saint-Réjant, vêtu d’une blouse bleue, arrive avec ceux qui chargent cette barrique, et accompagne Limoelan et Carbon. Carbon dit qu’il ne les a accompagnés que jusqu’à la rue des Prouvaires, mais rien dans la procédure ne constate ce fait ; tout semble au contraire le démentir, comme j’aurai occasion de le prouver par la suite.

Néanmoins la voiture est conduite sur la place du Carrousel ; elle est placée à l’entrée de la rue Saint-Nicaise. Ce même jour, les malfaiteurs étaient prévenus qu’on donnerait une représentation du chef-d’oeuvre d’un homme de génie : ce spectacle devait être aussi présenté au goût des protecteurs des arts. On savait que le premier magistrat de la république devait y aller ; et c’est précisément parce que l’on connaissait cette intention, qu’on avait saisi ce jour et ce moment pour faire usage de la machine infernale que portait cette voiture.

Effectivement le premier consul passe dans la rue Saint-Nicaise à huit heures trois minutes ; et, à l’instant même, une explosion terrible ébranle tout le quartier, cause les plus grands ravages, blesse une quantité considérable de personnes, en tue plusieurs autres, et présente le spectacle le plus horrible qu’il soit possible d’imaginer. Voilà tous les faits qui ont précédé et accompagné cet affreux événement.

Voici ceux qui ont suivi. Peu de temps après, Saint-Réjant arrive chez la femme Leguilloux. Quel était son état ? Ce n’est pas moi qui vais le dire ; c’est Collin, l’un des accusés. « Je l’ai trouvé, dit-il, singulièrement affecté, crachant le sang, le rendant par les narines, respirant avec peine, le pouls concentré, sans aucune espèce de contusion ni de coup à l’extérieur, et souffrant de fortes douleurs abdominales, affecté de mal d’yeux et de surdité de l’oreille gauche ». Voilà quel était l’état de Saint-Réjant au moment où, après l’explosion, il arrive chez la femme Leguilloux. À l’instant même, arrive Limoelan. On dit qu’il faut envoyer chercher un confesseur et un chirurgien. La femme Leguilloux ne connaît pas de confesseur ; Limoelan s’en charge. La femme Leguilloux envoie chercher Collin. C’ est en ce moment que Collin arrive, constate l’état où était Saint-Réjant, et lui donne les secours de son état. Dans ce moment aussi était arrivé le confesseur amené par Limoelan. On passe la nuit auprès de Saint-Réjant ; et, entre autres, Bourgeois. Limoelan avait à s’occuper d’ autres soins.

Ce Limoelan que Carbon prétend avoir quitté à la rue des Prouvaires, ce Limoelan avait donné rendez- vous à Carbon pour le lendemain. Carbon n’était rentré lui aussi qu’après l’explosion. Il va trouver maintenant au rendez- vous Limoelan, et Limoelan lui donne deux louis : il lui conseille fortement de se cacher, de rester tranquille chez lui, de ne faire de démarches que celles qu’il lui prescrira. Malgré l’état affreux où se trouvait Saint-Réjant, il ne reste point dans la maison de la femme Leguilloux, où il aurait pu demeurer tranquille s’ il n’avait rien eu à craindre, mais il se fait transporter dans la maison de la femme Jourdan. Là se fait encore une réunion, et de Limoelan, et de Bourgeois, et de Joyau, et de Saint-Hilaire, et de quelques autres ; là se tiennent encore des propos relatifs à cette malheureuse affaire.

Enfin, de son côté, Limoelan va chez Carbon. Il voit chez Carbon un baril ; il ordonne de casser ce baril ; il est effectivement cassé. On s’aperçoit qu’il contenait encore un peu de poudre ; et tout en le faisant briser, il disait bas à Carbon « on attribuera ceci aux jacobins » ; mais en cherchant les uns, on pourrait trouver les autres ; et il dit aux filles Vallon : voilà du bois, brûlez-le ; c’est du bois bien cher. C’est à cette époque aussi qu’il vient chercher Carbon, et qu’il lui propose de lui donner un asile. Le 7 Carbon accepte, et lui donne un rendez-vous devant le temple de la Victoire, devant l’ancien temple de Saint-Sulpice. Limoelan l’y rejoint ; ils vont de là jusqu’à la porte du domicile de l’accusée Champion De Cicé. Limoelan s’y introduit seul.

Peu de temps après, l’accusée De Cicé descend : il paraît qu’elle indique à l’accusée Gouyon De Beaufort et à ses filles l’homme qui attendait dans la rue. Ces trois accusées sortent, disent à Carbon de les suivre, et effectivement le conduisent à la maison qu’occupaient les dames de Saint-Michel. Là, l’accusée Gouyon De Beaufort s’adresse à l’accusée Duquesne pour faire loger Carbon. Mais l’accusée Duquesne n’avait point de chambre à lui donner. Que fait l’accusée De Beaufort ? Elle reçoit dans son appartement l’accusé Carbon, et le fait coucher sur un lit de repos dans son antichambre.

Vous ne perdrez pas de vue, citoyens jurés, que le fait de l’explosion s’était passé le 3 nivôse. On ne se présente chez l’accusée De Cicé que le 7 nivôse ; et par conséquent alors tout Paris était imbu des ordres qui avaient été donnés pour ne laisser ignorer aucun détail à la police, et pour donner tous les renseignements qui pouvaient lui être utiles. C’est dans cette circonstance que Carbon, présenté par Limoelan, indiqué par l’accusée De Cicé, conduit par l’accusée Beaufort et ses enfants, est placé chez l’accusée Duquesne, et soustrait aux regards de la justice.

Mais, d’un autre côté, la police avait entendu une grande partie des personnes qui avaient eu quelque connaissance des détails dont je viens de vous parler. Ceux qui avaient vendu le cheval, la voiture, loué la remise, tous ceux qui avaient travaillé pour Carbon, étaient témoins de ses démarches ; on eut la certitude que le signalement, donné par tous ces citoyens, était le même que celui qui se trouvait chez le ministre de la police générale pour Carbon. Alors on découvrit le domicile de Carbon ; alors on sut qu’il avait demeuré chez sa soeur Vallon, et qu’il y était depuis deux mois. On apprit toutes les démarches qui avaient eu lieu, et dont je viens de vous rendre compte. On arrêta la femme Vallon et ses filles ; elles furent interrogées, et on découvrit l’asile de Carbon.

Ce fut le 28 qu’il fut arrêté dans la maison dont je viens de vous parler. Il s’était sauvé de sa chambre ; mais on le trouva dans une autre ; on s’aperçut qu’il venait de quitter son lit ; on trouva un billet adressé par Limoelan, billet où il l’engageait à rester tranquille, où il disait qu’il ne l’abandonnerait pas ; billet apporté par l’accusée de Cicé, qui avait dit que, s’il voulait répondre, il n’avait qu’à s’adresser à elle. C’est dans ces circonstances que Carbon est arrêté, et l’alarme se met parmi tous ceux qui savent cette arrestation.

Bientôt Saint-Réjant, qui était chez la femme Jourdan et qui avait des craintes, quitte la maison de la femme Jourdan, où il avait soupé, pour revenir rue des Prouvaires. Alors Coster et Saint-Hilaire viennent chez elle pour avertir Saint-Réjant que Carbon était arrêté ; et comme cette nouvelle paraissait extraordinairement importante pour lui, Saint-Hilaire la pressa de monter avec lui, et la conduisit en cabriolet rue des Prouvaires. La femme Jourdan lui porta cet avis. Saint-Réjant parut furieux, frappa du pied, de colère, et se plaignit de ce qu’on avait indiqué son domicile à cet homme, qu’il regardait comme suspect. En conséquence, il veut quitter la maison. Bourgeois lui propose de venir chez lui ; et il paraît que, d’asile en asile, Saint-Réjant a perpétuellement couché de côté et d’autre. Il paraît que, comme les circonstances étaient devenues singulièrement difficiles, que comme la terreur s’était mise dans le parti et parmi tous ceux qui avaient eu part à l’action, il paraît que Limoelan avait résolu de ne plus se montrer, et de n’ avoir aucune espèce de liaison avec tous ceux qui en avaient eu jusque-là avec lui. Saint-Réjant se trouva dans l’abandon. Ce fut le 8 pluviôse qu’il fut arrêté, sortant de l’hôtel du nord, dans la rue du Four, et qu’il fut traduit devant la justice. Voilà, citoyens jurés, les faits.

Je ne vous parlerai pas des défenses des accusés. L’acte d’accusation vous en a présenté le tableau ; ils les développeront pendant les débats, et leurs défenseurs les présenteront encore après la discussion. J’ai oublié de vous parler des faits relatifs à Lavieuville et sa femme. Cependant je les avais indiqués dans le tableau primitif. Lavieuville et sa femme ont été arrêtés ; d’ abord parce que Lavieuville avait fait donner un logement à Limoelan, et qu’il était lié avec ce même Limoelan ; parce que les armes qui avaient été achetées par le même, et essayées par lui et par Saint-Réjant, avaient été apportées dans le domicile de Lavieuville, et qu’une des caisses a été trouvée, lors de la perquisition faite, dans ce même domicile.

Si, parmi les immenses détails de cette affaire, il m’en était échappé quelques-uns d’importants, votre attention les saisira pendant la discussion. S’il m’était échappé quelques inexactitudes, ce qui ne pourrait être que la faute de ma mémoire, je m’empresserai de réparer ces erreurs involontaires, lorsque j’examinerai les charges qui s’élèveront contre les accusés.

Enfin, citoyens jurés, si la rigueur de mon ministère m’impose le pénible devoir de conclure contre quelques coupables, puissé-je au moins en être dédommagé en trouvant l’occasion de proclamer le triomphe de quelques innocents.

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Interrogatoire de Saint-Réjant

Le Président. Accusé Saint-Réjant, qu’ avez-vous à répondre ?

Saint-Réjant. Est-ce sur ce que Carbon vient de dire ?

Le Président. Vous venez d’entendre ce qu’a dit Carbon. Il paraît que, depuis que la charrette et le cheval ont été conduits dans la remise, vous avez été dans cette remise, vous avez eu connaissance du cheval et de la charrette.

Saint-Réjant. Je n’ai eu aucune connaissance de cela.

Le Président. Cependant Carbon vous reconnaît, et dit que vous y avez été.

Saint-Réjant. Carbon fait un mensonge ; je n’ ai jamais été dans la remise.

Le Président. Cependant il l’a toujours déclaré.

Saint-Réjant. Il a toujours menti.

Le Président à Carbon. Persistez-vous dans la déclaration que vous avez faite à cet égard, que Saint-Réjant a été une fois dans la remise, et que Saint-Réjant est venu du côté de la rue Montmartre, rue Neuve-Saint-Eustache, lorsque deux charretiers ont apporté un tonneau qui a été mis dans la charrette ?

  Carbon. Oui, citoyen.

Le Président. Que Saint-Réjant était en blouse ce jour-là ?

Carbon. Oui, citoyen.

Le Président. Vous persistez dans cette déclaration ?

Carbon. Oui, citoyen.

Le Président à Saint-Réjant. Entendez-vous ?

Saint-Réjant. Je persiste dans le contraire ; je défie que personne puisse dire m’avoir vu avec une blouse et la prétendue charrette. On fera entendre les témoins ; je défie qu’aucun témoin puisse dire m’avoir vu dans la remise : on fera paraître la portière de la remise, on verra si elle me reconnaît ; si j’y avais été, elle me reconnaîtrait.

Le Président. Comme c’était la nuit, il est possible que le témoin ne vous reconnaisse pas ; Carbon dit vous reconnaître plus facilement.

Saint-Réjant. Carbon a dit qu’il y avait de la lumière ; vous avez vous-même dit que la femme avait regardé au travers de la porte dans la remise.

Le Président. C’est le premier jour.

Saint-Réjant. Je n’y ai jamais été le premier ni le second jour ; le second jour il a dit qu’il y avait de la lumière, la même chose.

Le Président. Non pas ; il a dit que c’est le premier jour qu’on a pris de la lumière, et il paraît qu’on a monté sur la charrette pour examiner ce qui était dedans.

Saint-Réjant. Je ne sais nullement ce qu’il a fait dans cette charrette ; je ne l’ai pas vu et n’en ai eu aucune connaissance.

Le Président. Le 3 nivôse, n’avez-vous vu ni Carbon ni Limoelan ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. Cependant, vous voyiez habituellement Limoelan.

Saint-Réjant. Il est vrai que Mme Leguilloux a dénoncé Limoelan pour être venu chez moi quelquefois, ainsi que tous ceux de sa maison.

Le Président. Il y venait avant le 3 nivôse ?

Saint-Réjant. J’étais malade chez Mme Leguilloux.

Le Président. Avant le 3 nivôse ?

Saint-Réjant. Il n’est pas étonnant qu’ayant servi le même parti dans la même armée que moi, Limoelan soit venu me voir quelquefois.

Le Président. Vous convenez que Limoelan a été vous voir chez Leguilloux ?

Saint-Réjant. C’est Mme Leguilloux qui a dénoncé Limoelan pour cela, ainsi que toute sa maison.

Le Président. Rappelez-vous si Limoelan a été vous voir chez Leguilloux avant le 3 nivôse.

Saint-Réjant. J’étais malade plusieurs jours avant ; il n’est pas étonnant que M Limoelan soit venu me voir chez M Leguilloux : j’ étais malade plus d’un mois avant le 3 nivôse ; j’étais venu à Paris pour ma maladie.

Le Président. Depuis quel temps êtes-vous à Paris ?

Saint-Réjant. Depuis quatre mois et demi cinq mois.

Le Président. Qu’êtes-vous venu faire à Paris ?

Saint-Réjant. Me faire guérir d’une maladie et me faire rayer de la liste des émigrés.

Le Président. Par quelle voiture êtes-vous venu à Paris ?

Saint-Réjant. Par la voiture d’Évreux.

Le Président. Pourquoi avez-vous dit d’ abord à pied ?

Saint-Réjant. J’ai fait une partie de la route à pied et l’autre en voiture.

Le Président. Quelle était votre intention ?

Saint-Réjant. De me faire guérir d’ une maladie très grave que j’avais, et aussitôt de faire des démarches pour me faire rayer de la liste des émigrés.

Le Président. Vous n’êtes pas venu par la voiture d’Évreux, puisque vous n’êtes pas inscrit ; les registres de la diligence le constatent.

Saint-Réjant. J’y suis venu.

Le Président. Où êtes-vous descendu ?

Saint-Réjant. Je ne puis dire le nom de l’auberge ni rien ; je ne connaissais pas assez Paris pour cela, surtout quand on est malade.

Le Président. À quel endroit êtes-vous descendu dans la route ?

Saint-Réjant. Je ne m’en rappelle pas du tout.

Le Président. Vous connaissez Georges ?

Saint-Réjant. Je l’ai connu autrefois ; mais depuis dix mois je suis brouillé avec lui.

Le Président. On a trouvé chez la femme Leguilloux une lettre de Georges. N’ avez-vous pas donné cinq louis et demi au courrier ?

Saint-Réjant. Non, citoyen.

Le Président. N’êtes-vous pas arrivé le 7 frimaire à Paris ?

Saint-Réjant. Je n’ai point écrit au général Georges depuis la cessation d’armes, je suis brouillé avec lui.

Le Président. Joyau ne vous a-t-il pas conduit chez la femme Leguilloux ?

Saint-Réjant. Non, citoyen.

Le Président. Quelle est la personne qui vous a procuré le logement.

Saint-Réjant. Mme Leguilloux vous l’a dit.

Le Président. Je vous le demande, à vous.

Saint-Réjant. Quoi ?

Le Président . Je demande quelle personne vous a procuré le logement ?

Saint-Réjant. Mme Leguilloux a dit que c’était M Joyau : je ne me rappelle pas si c’était M Joyau ; ce qu’ il y a de sûr, c’est que je reçus un billet qui me dit de me rendre chez Mme Leguilloux ; voilà tout.

Le Président. Avez-vous été envoyé à Paris par Georges ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. Il paraît que vous avez été envoyé par lui à la place d’ un nommé Mercier ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. Le 9 frimaire, n’avez-vous pas acheté des armes ?

Saint-Réjant. Non, citoyen ; jamais je n’ai eu d’armes à Paris.

Le Président. N’avez- vous pas été les essayer au bois de Boulogne ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. Ne vous êtes-vous pas réuni avec Saint- Hilaire, Joyau, Limoelan, Bourgeois, et plusieurs autres ?

Saint-Réjant. Il n’y a pas eu de réunion : comme j’étais malade, quelques-uns de ces individus sont venus me voir parce que j’étais incommodé ; voilà toute la réunion qu’il y a eu quelquefois.

Le Président. Vous donniez souvent à manger ?

Saint-Réjant. Je vous demande pardon ; je n’ai eu qu’une ou deux personnes à manger, encore c’était pour me tenir compagnie.

Le Président. Vous faisiez venir de chez le traiteur ?

Saint-Réjant. Oui, citoyen.

Le Président. Remarquez que vous n’aviez pas donné congé du logement que vous occupiez chez la femme Leguilloux ; et néanmoins, le 26 ou 27 frimaire, au moment où la charrette et le cheval sont achetés, vous prenez la précaution de prendre un autre logement chez la veuve Jourdan, sans avoir donné congé de celui que vous occupiez chez la femme Leguilloux ; et vous ne couchez pas dans ce logement à l’instant même, vous n’y couchez que quelques jours après le 3 nivôse.

Saint-Réjant. Étant incommodé, et l’air de la rue d’ Aguesseau étant très pur, puisque ce logement était élevé au troisième, voilà la raison pourquoi j’ai pris cet appartement, où j’étais plus sainement que dans l’autre rue, renfermée et malsaine.

Le Président. À quelle personne avez-vous succédé dans ce logement ?

Saint-Réjant. Je n’ en sais rien ; je ne me suis inquiété de personne.

Le Président. Vous avez succédé à un nommé Girod, que vous connaissiez, et qui était un anglais ?

Saint-Réjant. Je vous demande pardon ; je ne l’ai jamais vu.

Le Président. Le 2 nivôse n’avez-vous pas fait acheter de l’amadou ?

Saint-Réjant. J’en ai fait acheter le 19 ou 20 nivôse. Comme j’étais habitué de fumer à la mode de l’Amérique, c’est-à-dire, en cigares, j’ai fait arranger de l’amadou pour y mettre du tabac à fumer.

Le Président. Ce n’ est pas avec de l’amadou qu’on fait cela.

Saint-Réjant. Pardonnez-moi.

Le Président. Vous avez été prévenu de l’arrestation de Carbon ?

Saint-Réjant. J’ai reçu un billet, à la vérité, qui n’était signé de personne.

Le Président. Vous connaissez l’écriture de Saint-Victor ?

Saint-Réjant. Je vous demande pardon.

Le Président. Pourquoi aurait-il été vous prévenir de l’ arrestation de Carbon ?

Saint-Réjant. Je n’en connaissais pas les motifs ; jamais Saint-Victor ne m’avait écrit.

Le Président. Pourquoi vous êtes-vous fâché contre le porteur ?

Saint-Réjant. Saint-Victor et moi n’étions pas bien ensemble ; j’étais étonné qu’on dît ma demeure, parce que n’étant point en règle, je craignais qu’on ne sût ma demeure.

Le Président. Vous voyez qu’au contraire Saint-Victor voulait vous rendre un grand service ; il voulait vous prévenir de l’arrestation de Carbon.

Saint-Réjant. Je ne sais pourquoi ; cela ne me regardait nullement.

Le Président. Cependant cela vous regardait si bien, que vous n’avez plus couché chez la veuve Jourdan.

Saint-Réjant. En voici la raison : ayant été me chercher chez la veuve Jourdan, donc j’étais suspect ; et tout homme suspect, il est tout simple qu’il prenne des précautions pour n’être pas pris.

Le Commissaire du Gouvernement. C’est parce que vous pouviez penser que Carbon étant arrêté, tous ceux qui avaient pris part au complot seraient connus.

Saint-Réjant. Ce n’est pas cette raison-là, puisque je n’ai eu aucune espèce de part à ce complot, et n’en avais aucune connaissance ; c’est parce que je n’étais pas en règle : je craignais d’être du nombre de ces derniers.

Le Président. À quelle heure êtes-vous arrivé chez la femme Leguilloux le 3 nivôse au soir ?

Saint-Réjant. À huit heures et demie neuf heures.

Le Président. N’étiez-vous pas extrêmement malade ?

Saint-Réjant. Elle l’a déclaré ; vous le savez.

Le Président. Le 2 nivôse vous avez fait acheter de l’amadou ; le 3 nivôse vous avez fait une expérience ; vous avez mis de la poudre sur de l’amadou ; et vous avez dit à la fille Jourdan, qui sera entendue comme témoin, qu’il fallait que cette poudre prît dans deux seconde : vous avez même recommencé cette expérience trois fois de suite ; et comme elle n’a pas réussi, vous êtes sorti.

Saint-Réjant. La fille Jourdan en a imposé, si elle a dit cela ; c’est faux. J’ai dit : le bon amadou doit partir dans trois secondes.

Le Président. Vous avez mis de la poudre sur l’amadou.

Saint-Réjant. Je demande pardon ; pas de poudre.

Le Président. Vous soutenez que vous n’avez pas été à la remise rue de Paradis ?

Saint-Réjant. Je le soutiens.

Le Président. Que vous ne lui avez pas donné l’ordre d’ acheter un autre tonneau, parce que celui acheté ne valait rien ; que vous n’avez pas mis de blouse ?

Saint-Réjant. Non, citoyen.

Le Président. Une blouse a été trouvée chez vous avec un petit baril de poudre.

Saint-Réjant. C’est un petit baril dans lequel il y avait une livre, une livre et demie de poudre. Plusieurs individus avaient apporté cette poudre ; cela n’est pas étonnant, parce qu’ils avaient un permis de port d’armes : quand on a des armes, il faut avoir de quoi les charger.

Le Président. Ils avaient un permis de port d’armes ?

Saint-Réjant. Du préfet de leur département.

Le Président. C’étaient Joyau et Saint-Hilaire ?

Saint-Réjant. Mme Leguilloux a dit que c’étaient eux.

Le Président. C’était de la poudre fabriquée en fraude ?

Saint-Réjant. Je n’ai pas eu la curiosité de la regarder.

Le Président. C’était de la poudre pour mettre dans la machine infernale ?

Saint-Réjant. Ils ne m’en ont jamais parlé. Je les crois incapables de tremper dans un pareil projet.

Le Président. Et la blouse ?

Saint-Réjant. J’ai demandé aux individus ce qu’ils voulaient faire de cette blouse.

Le Président. Qu’ont- ils dit ?

Saint-Réjant. Que c’était pour se masquer.

Le Président. Ce n’était pas au carnaval.

Saint-Réjant. On en parlait dès lors. Voilà leur réponse.

Le Président. Rendez compte aux citoyens jurés de votre conduite le 3 nivôse.

Saint-Réjant. Ma conduite le 3 nivôse ? Voudriez-vous bien me faire connaître les citoyens jurés ? Je n’ ai pas l’honneur de les connaître.

Le Président. Ce sont les personnes qui sont devant vous.

Saint-Réjant. Vous dites le 3 nivôse ? J’ai sorti de la maison où je demeurais, rue des Prouvaires, pour aller au théâtre des élèves, rue de Thionville. Là, j’entrai dans un café, qu’on appelle café de Foi ou Saint-Foix. J’entendis donc qu’on donnait une nouvelle pièce aux français, actuellement le théâtre de la république. Je demandai à des individus si la chose était vraie ; ils me répondirent qu’elle était vraie, qu’on donnait une nouvelle pièce ; ils me donnèrent le nom : La création du nouveau monde. Je dis, je vais m’y rendre, parce que mon intention était d’aller au théâtre des élèves. En attendant, je revins par la place du Carrousel, et me trouvai dans la rue de Malte, près d’une grille qui va droit au Palais-royal, où l’explosion se fit sentir. Je fus très maltraité, comme différentes autres personnes qui se trouvaient dans le voisinage. Et alors deux individus, dont je ne sais pas le nom, un militaire habillé en gendarme, et un autre particulier, me prirent par-dessous les bras, et demandèrent où je demeurais. Je dis que je demeurais près de la rue des Prouvaires ; ils me conduisirent près de la rue des Prouvaires, et me demandèrent si je voulais prendre quelque chose. Je dis, bien des remerciements ; et j’arrivai chez Mme Leguilloux. Voilà ce qui m’est arrivé le 3 nivôse.

Le Président. Vous deviez aller à l’opéra ?

Saint-Réjant. Au théâtre de la république.

Le Président. À quelle heure êtes-vous rentré chez la femme Leguilloux ?

Saint-Réjant. Environ sur les huit heures et demie neuf heures.

Le Président. Avez-vous entendu l’explosion ?

Saint-Réjant. J’en ai été atteint, citoyen.

Le Président. Vous vous trouviez donc là par hasard ?

Saint-Réjant. Oui, par hasard ; car je ne m’y serais pas trouvé si je l’avais su.

Le Président. Il paraît que vous vous étiez chargé de mettre le feu. Les expériences que vous aviez faites le matin de l’amadou avec la poudre et les mèches qui devaient partir en deux secondes, tout indique que c’est vous qui avez mis le feu à la machine. Vous aviez même fait faire deux mèches ; et le lendemain vous n’en aviez plus qu’une.

Saint-Réjant. Oui, mais c’était pour fumer ; on fume très bien avec l’amadou en rouleau.

Le Président. Vous vous rappelez les lettres trouvées chez la femme Leguilloux ?

Saint-Réjant. Je n’ai aucune connaissance de ces lettres.

Le Président. Je vais vous les rappeler. En voici une signée Gédéon ; et Gédéon, c’est Georges.

Saint-Réjant. Je n’en ai jamais eu connaissance.

Le Président Lit : « Mon cher Soyer... etc. » (cette lettre est relatée dans l’acte d’accusation.) il paraît que Georges ne savait pas quel avait été le résultat de la machine infernale ; qu’il était impatient d’en savoir des nouvelles, et qu’il avait écrit à cet effet : et aussi a-t-on trouvé dans la même chambre la réponse préparée à cette lettre-là ; la voici. Cette lettre était adressée à... on saisit sous votre lit une lettre d’une écriture contrefaite, dans laquelle, après avoir parlé de la manière la plus vague d’objets de commerce, on rend un compte circonstancié de l’explosion du 3 nivôse ; on explique les raisons pour lesquelles l’événement n’a pas répondu à l’attente de ses auteurs. Les expressions annoncent des connaissances particulières de cet événement. Les voici : « L’individu qui devait exécuter le projet, privé des renseignements qu’on devait lui donner, ne fut averti de l’arrivée du premier consul que quand il le vit. Il n’était pas, comme on l’avait assuré, précédé d’une avant-garde. Cependant il se disposa à remplir son dessein. À ce moment, le cheval d’un grenadier le poussa rudement contre le mur, et le dérangea ; il revint à la charge, et mit le feu de suite. La poudre ne se trouva pas aussi bonne qu’elle l’est ordinairement ; son effet fut de trois secondes, d’après le calcul, plus long qu’il devait l’être. Sans cela, le premier consul périssait inévitablement ». Il est certain que la personne qui a écrit cette lettre-là, a une connaissance parfaite de la chose. Cette lettre s’est trouvée chez vous, dans le domicile que vous occupiez.

Saint-Réjant. Il y avait un mois que je n’avais mis le pied dans cette chambre.

Le Président. Vous y avez couché le 3 nivôse. Cette chambre renfermait les objets qui vous appartenaient.

Saint-Réjant. Je n’avais rien dans cette chambre ; je n’ y étais pas entré depuis le 3 nivôse. Je n’ ai jamais vu cette lettre ; je défie qu’on puisse me le prouver.

Le Président. Qui vous a remis cette lettre ?

Saint-Réjant. Je l’ai entendue lire lorsqu’on m’ a interrogé.

Le Président. Vous ne pouvez prétendre que la lettre du 29 décembre 1800 ne vous est point adressée, puisqu’elle commence par ces mots : « Mon cher Soyer ». Vous êtes entré chez la veuve Leguilloux sous le nom de Soyer ; vous aviez une fausse carte de sûreté sous ce nom là.

Saint-Réjant. Ce n’est pas une raison. Tous les jours des ennemis peuvent adresser des lettres. Ce n’est point une raison. Ces lettres, qu’on prouve que je les ai eues.

Le Président. La preuve résulte de ce qu’elles se sont trouvées dans votre chambre.

Le Commissaire du Gouvernement. Le procès-verbal contient la preuve légale de l’endroit où elles ont été trouvées.

Saint-Réjant. Vous pouvez avoir des effets chez vous, et que vous ignoriez, surtout quand vous n’habitez pas cet endroit. La Citoyenne Leguilloux peut le dire.

Le Commissaire. Cela coïncide avec tout le reste.

Le Président. Quelles sont les personnes qui ont été vous voir le soir du 3 nivôse ?

Saint-Réjant. Je ne m’en rappelle pas. Mme Leguilloux l’aura dit.

Le Président. J’interrogerai la femme Leguilloux à son tour ; répondez aux questions que je vous fais. Le soir vous vous êtes trouvé incommodé ; vous prétendiez que des tuiles vous étaient tombées sur la tête ; et aucune contusion extérieure n’a paru ?

Saint-Réjant. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’étais très incommodé, et fus frappé.

Un Juré. Comment était-il habillé ce jour-là ?

Saint-Réjant. J’avais un pantalon gris que j’ai sur moi, ce gilet noir-là, et une petite veste en carmagnole.

Le Président. Bourgeois est-il venu vous voir le 3 nivôse au soir ?

Saint-Réjant. Je ne m’en rappelle pas.

Le Président. Il a couché dans votre chambre.

Saint-Réjant. Je sais bien ; mais comme j’étais très incommodé, je n’ai pas remarqué.

Le Président. Avez-vous déclaré à l’accusé Collin quelle était la cause de votre indisposition ?

Saint-Réjant. J’ai dit au Citoyen Collin que j’avais été par hasard dans la rue ; que j’avais été atteint comme beaucoup d autres.

Le Président. Vous avez dit que vous aviez fait une chute.

Saint-Réjant. Je vous demande pardon.

Le Président. Vous n’avez pas dit que vous aviez été atteint ; vous avez dit seulement : je suis très malade ; soignez-moi.

Saint-Réjant. J’ai dit que j’étais très malade.

Le Président. Il était infiniment plus naturel de déclarer tout de suite que vous aviez été blessé.

Saint-Réjant. Oui ; mais premièrement il fallait me soigner.

Le Président. Vous ne l’avez pas déclaré à l’accusé Collin. L’accusé Collin a dit que vous ne lui aviez pas déclaré la cause de votre indisposition, et qu’il en avait été étonné, parce que, quelque temps après, il avait trouvé votre état tellement changé, que vous étiez sourd d’une oreille. Saint-Réjant. J’ai toujours été incommodé de cette oreille-là ; le Citoyen Collin a pu s’en apercevoir.

Le Président. N’est-ce pas parce que vous avez mis le feu à la machine, et que vous n’avez pas eu le temps de vous sauver assez loin ?

Saint-Réjant. J’étais dans la rue de Malte ; j’y fus atteint par différentes choses : les ardoises tombaient de tous côtés ; mes oreilles s’en sentirent.

Le Président. L’explication de ceux qui ont vu manquer l’opération prouve bien que vous en aviez connaissance.

Saint-Réjant. Ce n’est pas moi qui ai écrit cette lettre, ni qui l’ai reçue ; je n’avais aucune connaissance de cela.

Le Président. Avez-vous dit à la femme Leguilloux quelle était la cause de votre indisposition ? Il était naturel de vous expliquer sur l’effet de l’explosion.

Saint-Réjant. Je me rappelle avoir dit devant elle, que c’était une espèce d’explosion.

Le Président. Puisque vous étiez rue de Malte, vous auriez dû savoir par les personnes de cet endroit, quelle était la cause, comment la chose s’était passée.

Saint-Réjant. J’ai dit que c’était une détonation terrible, et que je n’en connaissais pas la cause ; mais j’ai été atteint et suffoqué.

Le Président. Vous n’avez pas été atteint de tuiles ni d’ardoises.

Saint-Réjant. Je vous demande pardon.

Le Président. Les tuiles vous auraient fait une marque.

Saint-Réjant. La preuve de cela, c’est que, sans être blessé comme je l’étais, je n’aurais pas craché le sang.

Le Président. N’avez-vous pas été soigné ?

Saint-Réjant. Oui.

Le Président. N’a-t-on pas fait venir un confesseur ?

Saint-Réjant. Eh bien oui.

Le Président. Quel est ce confesseur ?

Saint-Réjant. Je n’en sais pas le nom.

Le Président. Qui a été chercher ce confesseur ?

Saint-Réjant. Je n’en sais rien.

Le Président. Vous savez bien que c’est Limoelan.

Saint-Réjant. Je ne pourrais le dire ; je n’en sais rien.

Le Président. N’est-ce pas Bourgeois qui a été chercher Collin ?

Saint-Réjant. Je ne me le rappelle pas. Comme j’étais couché, je ne faisais pas attention aux personnes.

Le Président. Le lendemain, vous êtes-vous fait soigner, le 4 nivôse ?

Saint-Réjant. Oui.

Le Président. N’ y a-t-il pas eu une réunion avec Limoelan et Saint-Hilaire, dans la maison de la veuve Jourdan ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. Il y en a eu une ; vous le savez.

Saint-Réjant. Ces messieurs sont venus me voir.

Le Président. N’a-t-on pas parlé de l’événement de la veille ?

Saint-Réjant. On en a parlé d’une manière vague.

Le Président. Non, mais d’une manière très précise. On a dit que si le premier consul l’avait manqué deux fois, il ne le manquerait pas la troisième. Le propos a été tenu ; la fille Jourdan le dépose.

Saint-Réjant. La fille Jourdan est une menteuse, si elle a dit cela ; certainement ces messieurs ne tinrent pas ce propos-là.

Le Président. Ce propos a été tenu le 4 ; et tout prouve que c’est chez la femme Leguilloux que vous vous rassembliez, et que vous avez pris les précautions nécessaires pour méditer votre projet.

Saint-Réjant. La femme Leguilloux peut dire qu’elle n’a vu ni poudre ni rien chez moi ; elle est trop honnête pour ne pas le dire.

Le Président. Carbon n’est-il pas venu vous apporter du vin chez la femme Leguilloux ?

Saint-Réjant. Carbon ?

Le Président. Oui.

Saint-Réjant. Il vient de vous le dire dans l’instant.

Le Président. Je vous le demande. Vous n’ êtes pas d’ accord sur tous les faits. A-t-il été vous porter du vin ?

Saint-Réjant. Oui.

Le Président. De la part de qui ?

Saint-Réjant. De la part de M Limoelan.

Le Président. Limoelan vous envoyait donc du vin ?

Saint-Réjant. Cela n’est pas étonnant. Ayant servi ensemble, il savait que j’étais incommodé ; il m’envoyait du vin pour me traiter.

Le Président. Quelles sont les personnes qui depuis le 3 nivôse, vous ont apporté cinq cents francs chez la femme Jourdan ?

Saint-Réjant. Je ne les connaissais pas.

Le Président. Vous convenez donc que Limoelan vous a envoyé cinq cents francs ?

Saint-Réjant. Il me les a prêtés.

Le Président . Vous ne savez pas quelles sont ces personnes ?

Saint-Réjant. Elles me les remirent de sa part seulement.

Le Président. N’avez-vous pas dit que c’étaient des ex-religieuses ?

  Saint-Réjant. Non, je ne l’ai pas dit. Elles pouvaient avoir l’air de cela. Je ne l’ai pas dit du tout.

Le Président. Ce sont deux filles ?

Saint-Réjant. Je ne sais leur état, ni leur nom, ni rien.

Le Président. Est-ce l’accusée Duquesne ?

Saint-Réjant. Jamais je n’ai vu Mme Duquesne.

Le Président. La veuve Gouyon-Beaufort ?

Saint-Réjant. Non.

Le Président. L’accusée De Cicé ?

Saint-Réjant. L’accusée De Cicé non plus.

……………………………………….

Dépositions de témoins

Le Président. Votre nom ?

Le Témoin. Marie-Louise-Élisabeth, veuve Boyeldieu, imprimeur à l’imprimerie de la république.

Le Président. Votre âge ?

La Veuve Boyeldieu. Vingt-neuf ans.

Le Président. Votre état ?

La Veuve Boyeldieu. Plieuse à l’imprimerie de la république.

Le Président. Votre demeure ?

La Veuve Boyeldieu. Rue Sainte- Placide, n° 1207.

Le Président. Connaissiez-vous les accusés, ici présents, avant les faits mentionnés dans l’acte d’accusation ?

La Veuve Boyeldieu. Non, citoyen.

Le Président. Déclarez aux citoyens jurés les faits qui sont à votre connaissance.

La Veuve Boyeldieu. Citoyens, je ne connais aucune chose dans cette affaire, si ce n’est que j’ai été à la charité pour tâcher de trouver mon mari. Ne le voyant pas rentrer, j’ai été dans divers endroits, à la charité, à l’imprimerie de la république : je demandai si on l’ avait vu ; on me répondit que non. L’inspecteur me dit : « Attendez que la cloche soit sonnée, je verrai si votre mari est arrivé ». Voyant que mon mari n’y était pas, il me dit : « Ne vous chagrinez pas ;; retournez au quartier de la rue S Nicaise, vous tâcherez de le découvrir. Je fus au corps de garde du Palais-royal, dans le chef-lieu. Un adjudant voyant que je paraissais bien affligée, me dit, « Je vais vous faire entrer au corps de garde » ; là il ajouta : « On en a transporté à la charité, à l’hôtel-dieu et à la morgue ; tâchez de voir où est votre mari, nous n’en avons point connaissance ». La tête un peu exaltée, je tournai mes pas jusqu’à la charité. J’arrive ; je vais à la réception ; je demande des nouvelles de mon mari : un des chirurgiens prend une liste, et dit, « Nous n’avons pas connaissance de la personne que vous demandez ; voilà tous les noms des morts et des blessés ; nous n’avons pas le vôtre ». Alors le chirurgien en chef arrive. « Qu’est-ce que demande la citoyenne ? Je lui dis : « Je demande un homme de la taille de 5 pieds 6 pouces, âgé de 27 ans, imprimeur de l’imprimerie de la république ». Il dit : « Vous avez dépeint ses habits ; nous avons un malheureux qu’on nous a apporté hier à huit heures du soir et quelques minutes : il est si méconnaissable, si défiguré, qu’on ne peut le distinguer. Votre mari avait-il un pantalon ou une culotte ? » - « Il avait un pantalon bleu-de-ciel, allongé par en bas ». Il me regarde, et dit : « Il ne faut pas vous affliger. Avez-vous des papiers ? Je veux reconnaître si c’est lui ».

Alors ils disent entre eux, qu’allons-nous faire ; ils se consultent. Ils disent, que ferons-nous ? Je leur dis, si vous craignez de vous tromper, regardez à la cheville de son pied gauche ; vous verrez une brûlure de la grosseur d’une petite noix, qu’il a eue il y a trois ans. Alors, d’après tous les renseignements que je pouvais donner, ils disent, oui, nous pouvons bien voir ; mais enfin nous ne pouvons attester que ce soit lui : il n’ y a qu’elle qui le réclame ; il faut le lui montrer. Ils m’ont fait descendre dans l’ amphithéâtre ; ils m’ont fait entrer. J’aperçus mon mari étendu sur une table, la figure toute coupée ; il était impossible de croire que c’était un homme. J’ai reconnu un morceau de son pantalon, qui était resté dans sa jambe gauche. Alors je me jetai sur le corps de mon malheureux mari, et je dis : « C’est lui ! » (elle pleure.)

Le Président. Accusé Carbon, qu’ avez-vous à répondre ?

Carbon. Je n’ ai rien à répondre.

Le Président. C’ est votre ouvrage cependant. Saint-Réjant, qu’ avez-vous à répondre ?

Saint- Réjant. Je n’ai rien à répondre à cela.

Le Président. Vous n’ avez rien à répondre ?

Saint-Réjant. Je n’ ai aucune connaissance de cela.

Le Président. Vous y avez cependant participé.

Saint-Réjant. Je vous demande pardon, citoyen président.

Le Président. Faites entrer un autre témoin.

……….

Le Président. Votre nom ?

Le Témoin. Anne-Alexandre Rignier, femme Peusol.

Le Président. Votre âge ?

La Femme Peusol. Quarante-six ans.

Le Président. Votre état ?

La Femme Peusol. Marchande de petits pains.

Le Président. Votre demeure ?

La Femme Peusol. Rue du Bac.

Le Président. Connaissiez-vous les accusés, ici présents, avant les faits mentionnés dans l’acte d’ accusation ?

La Femme Peusol. Non, citoyen.

Le Président. Déclarez aux citoyens jurés les faits qui sont à votre connaissance.

La Femme Peusol. Je n’ai rien à ma connaissance, sinon que ma fille, passant rue Nicaise à Paris, il m’a été dit, par différentes personnes que je ne connais pas, qu’on lui avait donné douze sous pour garder la voiture.

Le Commissaire. Vous a -t-on représenté votre fille ?

La Femme Peusol. On ne me l’a pas voulu représenter ; on l’a montrée à mon frère.

Le Président. Quel âge avait-elle ?

La Femme Peusol. Quatorze ans.

Le Commissaire. N’ avez-vous pas entendu dire que ses membres avaient été dispersés ?

La Femme Peusol. Oui, citoyen.

Le Président. Vous ne connaissez aucun des accusés ?

La Femme Peusol. Non, citoyen.

Le Président. Accusé Carbon, avez-vous quelque chose à répondre ?

Carbon. Non, citoyen ; je ne connais rien de tout cela.

Le Président. Il paraît qu’on avait chargé cette jeune fille de garder le cheval ; on a poussé l’atrocité jusqu’à exposer cette malheureuse, qui a péri.

Carbon. Je ne peux savoir cela.

Le Président. Saint-Réjant, qu’avez-vous à répondre ?

Saint-Réjant. Je n’ ai aucune connaissance de cela, citoyen.

Le Commissaire. Est-ce vous qui avez donné les douze sous à la fille ?

Saint-Réjant. Non, citoyen.

………………………………….

JUGEMENT RELATIF AUX PERSONNES SIMPLEMENT IMPLIQUÉES

Le Président.

Le tribunal, vu la déclaration du jury, après avoir entendu le commissaire du gouvernement en ses conclusions, ainsi que les défenses des parties également en leurs conclusions, fixées par écrit et déposées sur le bureau : tendantes,

1. À l’égard de la veuve Gouyon-Beaufort, à ce qu’il plaise au tribunal, attendu que s’il est constant, d’après la déclaration du jury, que la veuve Gouyon-Beaufort a logé Carbon, et n’a point fait sa déclaration dans les vingt-quatre heures, il est également constant, d’après l’instruction et l’acte d’ accusation même, que ledit Carbon est seulement resté chez la veuve Gouyon-Beaufort, pendant la nuit du 7 au 8 nivôse dernier : que depuis le matin dudit 8 nivôse, il a été logé chez la citoyenne Duquesne ;

d’où il suit que la retraite donnée pendant moins de douze heures, n’est point un acte de logement dont on doive faire aucune déclaration, et que la loi du 27 ventôse de l’an 4 ait assujetti à cette formalité ; que conséquemment la veuve Gouyon-Beaufort n’a point été tenue de faire la déclaration prescrite par loi du 27 ventôse de l’an 4, sans s’arrêter ni avoir égard au réquisitoire du commissaire du gouvernement ; dire et ordonner qu’il n’ y a pas lieu, à l’égard de la veuve Gouyon-Beaufort, à l’application de la loi du 27 ventôse an IV ; ordonner qu’elle sera mise en liberté. Signé Simon, avoué.

2. À l’égard de Marie-Anne Duquesne, attendu la déclaration du jury et l’ordonnance d’acquit, ordonner que Marie-Anne Duquesne sera à l’instant mise en liberté, sans avoir égard au réquisitoire du commissaire du gouvernement. Signé Angelot, avoué.

3. À l’égard de Jean-Baptiste Leguilloux et de Louise Mainguet, femme Leguilloux, attendu que Saint-Réjant avait une carte de sûreté qui le constituait citoyen de Paris, sous le nom de Soyer, laquelle carte il a exhibée à la femme Leguilloux ; qu’en conséquence il n’était pas pour elle, et ne pouvait être regardé comme étranger à la ville de Paris ;

au moyen de quoi, il n’y a point lieu de faire, au cas dont il s’agit, l’application de la loi du 27 ventôse an IV, renvoyer Leguilloux et sa femme des conclusions contre eux prises par le commissaire du gouvernement, et ordonner qu’ils seront mis en liberté. Signé Simon, avoué.

4. À l’égard de Bazile-Jacques-Louis Collin, à ce qu’il plaise au tribunal, attendu que la loi précitée ne peut s’appliquer qu’aux personnes blessées, et qu’il résulte des débats, que le nommé Saint-Réjant n’était pas blessé, et n’a reçu que des soins qui paraissaient nécessités par une première maladie, sans s’arrêter au réquisitoire du commissaire du gouvernement, ordonner que ledit Collin sera sur-le-champ mis en liberté. Signé Rougeol, avoué.

Après en avoir délibéré, les juges ayant opiné conformément à la loi ;

Attendu qu’il résulte de la déclaration du jury, que Catherine Jean, femme Vallon ; Jean-Baptiste Leguilloux ; Louise Mainguet, femme Leguilloux ; Aubine- Louise Gouyon, veuve Gouyon-Beaufort ; Marie-Anne Duquesne ; et Bazile-Jacques-Louis Collin, ne sont point convaincus d’avoir pris part au complot tendant au meurtre du premier consul, à l’attaque à dessein de tuer la personne du premier consul, ni d’avoir aidé et assisté les coupables dans les faits qui ont préparé ou facilité l’exécution dudit complot et de l’attaque à dessein de tuer ;

acquitte lesdites femme Vallon, veuve Gouyon-Beaufort, Duquesne, Mainguet, femme Leguilloux, Jean-Baptiste Leguilloux et Collin, de l’accusation intentée contre eux ;

Mais attendu qu’il résulte de la même déclaration du jury, que la femme Vallon, Marie-Anne Duquesne et la veuve Gouyon-Beaufort, sont convaincues d’avoir logé François Jean, dit Carbon, dit le petit François, dit Constant, sortant de l’armée des chouans, arrivé depuis peu de temps à Paris, où il n’avait pas antérieurement de domicile connu, sans passeport, carte de sûreté, ni permission, et de n’avoir pas fait leur déclaration dans le délai de la loi, devant l’administration municipale de leur arrondissement ;

attendu qu’il résulte de la même déclaration, que Leguilloux et sa femme, ont également logé Robinault-Saint-Réjant, sortant de l’armée des chouans, arrivé depuis peu de temps à Paris, où il n’avait pas antérieurement de domicile connu, sans passeport, carte de sûreté, ni permission, et de n’en avoir point fait de déclaration dans le délai de la loi ;

attendu que l’exception résultant d’une part, de ce que la veuve Gouyon-Beaufort n’a logé Carbon que pendant une nuit, de l’autre, que ledit Carbon est le frère de la femme Vallon, ne peut être admise ; qu’à la faveur de pareils prétextes, on éluderait facilement des mesures sagement établies pour connaître les étrangers qui arrivent dans cette cité ;

sans s’arrêter aux conclusions prises par les défenseurs des parties, déclare lesdites Catherine Jean, femme Vallon ; Aubine-Louise Gouyon, veuve Gouyon-De-Beaufort ; Marie-Anne Duquesne ; Louise Mainguet, femme Leguilloux et Jean-Baptiste Leguilloux, coupables de contravention aux articles 1 et 2 de la loi du 27 ventôse an 4 ;

en conséquence, et conformément à l’article 3 de la même loi et à l’article 434 du Code des délits et des peines ainsi conçus : « si le fait dont l’accusé est déclaré convaincu, se trouve être du ressort, soit des tribunaux de police, soit des tribunaux correctionnels, le tribunal n’en prononce pas moins définitivement et en dernier ressort, les peines qui auraient pu être prononcées par ces tribunaux ».

Loi du 27 ventôse an IV, article 1er : Toutes personnes arrivées à Paris depuis le 1er fructidor an III, ainsi que celles qui y arriveront par la suite sans y avoir eu antérieurement leur domicile, seront tenues, dans les trois jours de la publication de la présente résolution, ou de leur arrivée, de déclarer devant l’administration municipale de leur arrondissement, leurs nom et prénoms, âge, état ou profession, leur domicile ordinaire, leur demeure à Paris, et d’exhiber leur passeport. Article 2 : Indépendamment de la déclaration ci- dessus ordonnée, tout citoyen habitant de Paris, qui aura un étranger à cette commune, logé dans la maison ou portion de maison dont il est locataire, tout concierge ou portier de maison non habitée, seront tenus de faire déclaration devant l’administration municipale de l’arrondissement, de chaque étranger de la commune de Paris, logé chez eux, dans les vingt- quatre heures de son arrivée. Et article :3. Toute personne qui, aux termes des articles précédents, négligera de faire sa déclaration, sera condamnée, par voie de police correctionnelle, à trois mois d’emprisonnement ; en cas de récidive, la peine de détention sera de six mois.

Condamne lesdites Catherine Jean, femme d’Alexandre Vallon ; Aubine-Louise Gouyon, veuve de Luc-Jean Gouyon De Beaubort ; Marie-Anne Duquesne ; Louise Mainguet, femme Leguilloux ; et ledit Jean -Baptiste Leguilloux, chacun à trois mois d’emprisonnement dans une maison de correction ; leur fait défense de récidiver, sous les peines portées par la loi.

Et à l’égard de Collin ; attendu qu’il résulte de la déclaration du jury, que, le 3 nivôse dernier, après les effets de l’explosion, il a été appelé pour donner ses soins à Robinault Saint-Réjant, chez Leguilloux et sa femme ; qu’il lui a administré ceux de son art, et qu’il n’en a fait aucune déclaration, et qu’il résulte, en outre, de l’instruction et des aveux de Collin, que Saint- Réjant avait été blessé ; déclare ledit Collin coupable de contravention à l’ordonnance du 8 novembre 1780, et vu l’article 12 de ladite ordonnance dont il a été fait lecture, et qui est ainsi conçu : « Enjoignons au maître en chirurgie, et à tous autres exerçant la chirurgie à Paris, d’écrire les noms, surnoms, quartiers et demeures des personnes qui seront blessées, soit de nuit, soit de jour, et qui auront été conduites chez eux pour y être pansées ou qu’ils auront été panser ailleurs, et d’en instruire incontinent le commissaire du quartier, ainsi que de la qualité et des circonstances de leurs blessures, sous peine de 300 francs d’amende, d’interdiction, et même de peine de punition corporelle ; le tout conformément aux règlements ».

En conséquence, et d’après l’article 434 du Code des délits et des peines, précité, condamne Bazile-Jacques-Louis Collin à 300 francs d’amende, au paiement de laquelle il sera contraint par corps, conformément à l’article 41 de la loi du 22 juillet 1791 ainsi conçu : « La restitution et les amendes qui seront prononcées en matière de police correctionnelle, emporteront la contrainte par corps ». Et à trois mois d’emprisonnement dans une maison de correction.

Condamne lesdites femmes Vallon, veuve Gouyon-Beaufort, Duquesne, femme Leguilloux et lesdits Leguilloux et Collin, chacun en ce qui le concerne, aux frais du présent jugement, aux termes de l’article 1er de la loi du 18 germinal an 7 ; ordonne que le présent jugement sera imprimé et affiché dans toute l’étendue du département de la Seine, et qu’il sera exécuté à la diligence du commissaire du gouvernement.

JUGEMENT RELATIF AUX PRINCIPAUX ACCUSÉS

Le Président. Accusés François Jean dit Carbon, et Pierre Robinault dit Saint-Réjant, la déclaration du jury est la suivante ... Vous allez maintenant entendre le réquisitoire du commissaire du gouvernement.

Le Commissaire. Citoyens juges, vu la déclaration du jury spécial de jugement, et attendu qu’il en résulte d’une part en point de fait ; que dans le mois de nivôse dernier, il a été formé un complot tendant au meurtre du premier consul ; que les accusés Robinault dit Saint-Réjant et François Jean dit Carbon, ont pris part à ce complot dans le dessein d’en faciliter l’exécution ; d’une autre part, qu’il résulte en point de fait de cette même déclaration du jury, qu’il a été fait amas de poudre, mitraille et autres matériaux ; qu’il a été construit une machine meurtrière ; que ces matériaux ont servi à la construire ; que le feu a été mis à cette machine meurtrière ;  qu’il y a été mis dans l’intention d’effectuer une attaque à dessein de tuer la personne du premier consul ; que plusieurs personnes ont été tuées par l’effet de cette machine meurtrière ; que plusieurs autres ont été blessées ; que ledit accusé Robinault dit Saint-Réjant est l’auteur de cette action ; qu’il a aidé et assisté les coupables dans l’exécution de cette action ; que Jean dit Carbon a aidé et assisté les coupables dans les faits qui ont préparé, accompagné et suivi cette action, qu’ il a fourni les objets propres à la construction de cette machine ;

qu’en point de droit, le fait résultant de la première série tend à troubler la république par une guerre, en armant les citoyens les uns contre les autres et contre l’exercice de l’autorité légitime ; que le fait résultant de la seconde série constitue un crime qualifié, par le code pénal, d’ assassinat, je requiers que, conformément aux dispositions de l’ article 612 du Code des délits et des peines, et des articles 11 et 13 de la seconde partie du titre II du même code, enfin conformément aux dispositions de l’article 4 du titre Ier du code pénal, Robinault dit Saint-Réjant, et François Jean dit Carbon, soient condamnés à la peine de mort ; que pour être menés au lieu de leur supplice, ils soient revêtus d’ une chemise rouge ;

je requiers que, conformément aux dispositions des article 1er et 12 de la loi du 22 germinal an VII, ils soient condamnés aux frais auxquels l’instruction a donné lieu ; que le jugement à intervenir soit lu, publié et affiché dans toute l’étendue du département.

J’ajouterai à ce réquisitoire qu’ il est résulté du débat que le nommé Leclerc et un autre particulier dont le nom m’échappe en ce moment, quoiqu’il se trouve dans la procédure, ont fourni des logements en contravention aux règlements dont vous venez de faire l application il y a un moment. Je requiers en conséquence qu’ils soient renvoyés en état de mandat d’amener devant un officier de police judiciaire, conformément aux dispositions de la loi, et que le jugement à intervenir soit lu, publié et affiché dans toute l’étendue du département.

Le Président (aux accusés). Avez-vous quelque chose à dire sur l’application de la loi ?

Carbon. J ai à dire que je n ai aucune connaissance de ces sortes de choses ; que j’ai été chargé d’acheter la charrette et le cheval...

Le Président. Je vous demande si vous avez quelque chose à dire sur l’ application de la loi. (les accusés ne répondent point)

Le Président. Le tribunal, vu la déclaration du jury, à la majorité absolue, après avoir entendu le commissaire du gouvernement sur l’application de la loi, les juges ayant opiné conformément à la loi ; attendu qu’ il résulte de la déclaration du jury, en point de fait, qu’il a existé un complot tendant au meurtre du premier consul ; qu’il y a eu amas de poudre, mitraille, balles et pierres pour l’exécution de ce complot ; que ces munitions ont servi à composer une machine meurtrière ; que cette machine a été composée pour l’exécution dudit complot, et que François Jean dit Carbon, dit le petit François, dit Constant ; et Pierre Robinault, dit Saint-Réjant, dit Pierrot, dit Pierre Martin, dit Soyer ou Sollier, sont convaincus d’avoir coopéré à ce complot, dans l’intention d’en faciliter l’exécution ;

attendu qu’en point de droit, un complot tendant au meurtre du premier magistrat de la république est un attentat à la puissance publique, et tendant à troubler l’état par une guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, et contre l’exercice de l’autorité légitime, délit prévu par l’article 612 du Code des délits et des peines ;

attendu qu’il résulte également de la déclaration du jury, en point de fait, que le feu a été mis le 3 nivôse dernier, dans la rue Nicaise, à ladite machine meurtrière ; qu’il y a été mis pour effectuer une attaque à dessein de tuer la personne du premier consul ; que plusieurs personnes ont été tuées par l’effet de l’explosion de ladite machine, et que plusieurs autres ont été blessées ; que Pierre Robinault, dit Saint-Réjant, dit Pierrot, dit Pierre Martin, dit Soyer ou Sollier, est l’auteur de cette action ; qu’il a, ainsi que Carbon, aidé et assisté les coupables dans les faits qui ont préparé et facilité l’exécution de cette action, et que lesdits Robinault dit Saint-Réjant et Jean dit Carbon ont agi sciemment et dans l’intention du crime ;

attendu, en point de droit, qu’une attaque à dessein de tuer, quand elle a été effectuée, est un assassinat prévu par le Code pénal, et vu l’ article 612 du Code des délits et des peines, les articles 11 et 13 du titre II de la 1ère section de la seconde partie du code pénal, et l’ article 1er du titre III de la même partie dudit code, ainsi conçus : « Art 612 : Toutes conspirations et complots tendant à troubler la république par une guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, et contre l’exercice de l’autorité légitime, seront punis de mort, tant que cette peine subsistera, et de vingt- quatre années de fers quand elle sera abolie » ; Article 11 du titre II du Code pénal : « L’homicide commis avec préméditation sera qualifié d’assassinat et puni de mort » ; Art 13 : « L’assassinat, quoique non consommé, sera puni de la peine portée en l’article 11, lorsque l’attaque à dessein de tuer aura été effectuée » ; Article 1er du titre III, « des complices des crimes » : « Lorsqu’ un crime aura été commis, quiconque sera convaincu d’avoir, par dons, promesses, ordres ou menaces, provoqué le coupable ou les coupables à le commettre, ou d’avoir, sciemment et dans le dessein du crime, procuré au coupable ou aux coupables les moyens, armes ou instruments qui ont servi à son exécution, ou d’avoir, sciemment et dans le dessein du crime, aidé et assisté le coupable ou les coupables, soit dans les faits qui ont préparé ou facilité son exécution, soit dans l’acte même qui l’a consommé, sera puni de la même peine prononcée par la loi contre les auteurs dudit crime » ;

condamne lesdits Pierre Robinault-Saint-Réjant, dit Pierrot, dit Soyer ou Sollier, dit Pierre Martin, et François Jean, dit Carbon, dit le Petit-François , dit Constant, à la peine de mort ;

ordonne, conformément à l’article 4 du titre Ier de la 1ère partie du Code pénal, ainsi conçu : « quiconque aura été condamné à mort pour crime d’assassinat, d’incendie ou de poison, sera conduit au lieu de l’exécution, revêtu d’une chemise rouge ; le parricide aura la tête et le visage voilés d’ une étoffe noire ; il ne sera découvert qu’au moment de l’ exécution », que lesdits Robinault-Saint-Réjant, et Jean, dit Carbon, seront conduits au lieu de l’exécution, revêtus d’une chemise rouge ;

condamne les nommés Robinault-Saint-Réjant et Jean, dit Carbon, et solidairement, au remboursement, au profit de la république, des frais auxquels les poursuite et punition de leur crime ont donné lieu ;

ordonne que le présent jugement sera exécuté, à la diligence du commissaire du gouvernement, et qu’il sera imprimé, et affiché dans toute l’étendue du département de la Seine ;

faisant droit sur les conclusions du commissaire du gouvernement, lui donne acte de son réquisitoire à l’égard des Citoyens Leclerc et Larbitret, et renvoie, à cet égard, devant l’officier de police judiciaire compétent.

Le Président (aux accusés). La loi vous accorde trois jours pour vous pourvoir en cassation contre le jugement qui vient d’être prononcé.

Saint-Réjant. Je demande à être exécuté dans les vingt-quatre heures.

On fait retirer les accusés ; la séance est levée à six heures moins un quart.

Signe de fin