Page d'accueil > Table des rubriques > Le phénomène criminel > Crimes et procès célèbres > Tite Live - Le procès de la secte dite « des Bacchanales » en 186 av. J.-C. (Traduit et présenté par M. Dupin)

LE PROCÈS D’UNE SECTE À ROME
Procès fait à la congrégation dite
des « Bacchanales »
566 après la fondation de Rome - 186 av. J.-C

Traduit de Tite Live et présenté par M. Dupin
( 2e éd., Paris 1826 )

Si l’on pouvait douter de la vigilance avec laquelle tout état policé doit veiller aux associations qui se forment sous le manteau religieux, il suffirait de rappeler le procès fait à Rome à la congrégation des Bacchanales.

Au premier avis qu’en eut le Sénat, on le voit prononcer le Caveant consules , formule presque équivalente à la déclaration moderne que La patrie est en danger . Les consuls comprennent toute l’étendue de leur mission ; ils joignent la prudence à l’énergie ; et la République est délivrée d’un péril plus grand qu’aucun de ceux qui l’avaient auparavant menacée : nunquam tanturn malum in republica fuit , nec ad plures nec ad plura pertinens , dit l’historien à qui nous allons emprunter toutes les circonstances de ce grand événement .

L’an de Rome 566, environ 186 ans avant J.-C., sous le consulat de Spurius Posthumius Albinus, et de Marcius Philippus ; ces magistrats, après avoir pourvu aux soins de la guerre et au gouvernement des provinces, s’occupèrent de la question des conjurations clandestines .

Un grec ignoble , ignare, et dépourvu des avantages que cette nation vive et spirituelle avait souvent déployés pour l’éducation de la jeunesse et la culture des sciences, mais homme superstitieux et faisant l’inspiré vint d’abord en Étrurie ; et là, au lieu de professer ouvertement la morale religieuse et l’horreur des crimes, se mit à prêcher en secret des mystères cachés, et à enseigner des pratiques superstitieuses.

Il ne s’était d’abord ouvert qu’à un petit nombre d’initiés, mais bientôt sa doctrine se répandit peu à peu parmi les hommes et parmi les femmes : doctrine relâchée, qui s’alliait avec la tolérance de la bonne chère et des plaisirs, pour caresser les imaginations et leur offrir quelque attrait.

L’historien décrit les désordres commis par les affiliés ; ce n’étaient pas seulement des actes de débauche ; mais de là aussi, de cette boutique partaient de faux témoins, des lettres suppo sées, des attestations infidèles, et des jugements corrompus.

Multa dolo , le dol et la ruse y venaient au secours de la violence.

Ces affiliations gagnèrent de l’Étrurie jusqu’à Rome, où elles se propagèrent à la manière d’un mal contagieux. L’étendue de la ville, où certains désordres étant plus habituels étaient aussi moins remarqués, les déroba quelque temps à la surveillance des magistrats ; enfin le consul Posthumius en eut avis.

Un jeune homme, nommé Æbutius, resté orphelin et ayant perdu ses tuteurs, avait été confié aux soins de sa mère, remariée en secondes noces à T. Sempronius. Ce beau-père avait mal géré les affaires du pupille ; il était hors d’état d’en rendre compte, et il fallait ou perdre Æbutius, ou le placer, de quelque manière que ce fût, dans une position dépendante . Le tuteur ne trouva rien de mieux que de faire entrer son pupille dans la société corrompue des Bacchanales .

La mère d’Æbutius le fait appeler ; elle lui dit, « que pendant qu’il était malade, elle avait fait vœu, s’il recouvrait la santé, de le faire initier aux mystères de Bacchus ; que, le voyant guéri, elle voulait, en conscience, acquitter sa promesse, et que son fils eût à s’y disposer ».

Æbutius se fût peut-être rendu aux désirs de sa mère ; mais il en fut détourné par sa maîtresse (Hispala Fecenia), qui, craignant de perdre son amant, lui fit une horrible peinture de ce qu’elle avait appris au sujet de l’association.

Effrayé par ce tableau, le jeune homme déclara à sa mère qu’il ne serait point profès dans l’ordre des Bacchanales.

Le beau-père était présent ; il s’irrite, il s’enflamme, et fait jeter le fils à la porte par quatre esclaves.

Le malheureux jeune homme ainsi chassé de la maison paternelle, se retire chez sa tante Æbutia , lui expose la cause de sa disgrâce ; et par son conseil il va révéler le fait au consul Posthumius.

Ce magistrat lui dit de revenir dans trois jours ; et il emploie ce temps à s’assurer de la moralité du révélateur et de sa tante Æbutia : il interroge celle-ci ; il lance aussi un mandat d’amener contre Hispala, qui d’abord nie, puis montre des craintes sur le mauvais sort que peuvent lui faire éprouver les affiliés ; elle demande même qu’on lui procure un asile hors de l’Italie, où elle puisse terminer ses jours à l’abri de leurs coups : le consul la rassure ; elle parle enfin, et révèle les statuts de l’association .

Ce n’avait d’abord été qu’un oratoire de femmes . Les hommes n’y étaient point admis. Mais ensuite les statuts reçurent différents changements dictés, disait-on, par l’ordre du dieu. Hispala expose les désor dres dont elle se dit informée : la fantasmagorie déployée dans les mystères, pour effrayer les néophytes et dominer les imaginations : elle ajoute que cette congrégation, au point où elle est arrivée, comprend un grand nombre de personnes ; qu’elle forme, pour ainsi dire, un autre peuple au sein de la nation . Elle compte quelques nobles, en hommes et en femmes, on séduit la jeunesse, etc.

Ces révélations terminées, Hispala renouvelle ses prières pour que l’on veille à sa sûreté. Le consul y pourvoit, ainsi qu’à celle du jeune Æbutius. Il fait ensuite son rapport au sénat.

Les sénateurs sont frappés de terreur : ils craignent, dans l’intérêt public, que ces congrégations et ces assemblées nocturnes ne couvrent quelque dessein caché, quelque danger secret ; ils tremblent qu’à leur insu, dans leurs propres familles, ne se trouvent des affiliés de ce qu’ils regardent comme un complot.

Toutefois ils commencent par rendre grâce à Posthumius de ce qu’il avait exploré cet événement avec autant de sagacité que de prudence et de discrétion ; passant ensuite à la délibération, le sénat ordonne aux consuls d’instruire extraordinairement sur tout ce qui avait rapport à l’association des Bacchanales et à leurs mystères : on promet des récompenses aux révélateurs ; on prescrit de rechercher soit dans Rome, soit au dehors, les chefs, hommes et femmes, de la congrégation . On publiera dans Rome et dans toute l’Italie (in urbe Roma et per totam Italiam ) une proclamation : « Pour défendre à tous et chacun des membres de la congrégation, de se réunir et de s’assembler  ».

L’autorité municipale (Ædiles plebis) fut spécialement chargée de veiller à ce que rien de ce qui aurait trait au culte ne se fit en secret. La juridiction des Triumvirs auxquels on adjoignit quelques constables, fut chargée de disposer des gardes dans les divers quartiers, pour prévenir les attroupements et les incendies.

Ces précautions prises et chacun étant à son poste, les consuls convoquèrent l’assemblée du peuple, et, après avoir adressé aux dieux du Capitole la prière accoutumée, Posthumius s’exprima en ces termes :

«  Romains, dans aucune occasion il ne fut plus convenable et plus nécessaire d’adresser aux dieux de la patrie cette prière solennelle qui vous avertit que ce sont là les divinités qui doivent être réellement l’objet de votre culte ; que vous devez honorer et prier à la manière de vos aïeux ; et non ces dieux dont le culte superstitieux et dépravé n’offre à ceux qui l’exploitent qu’une occasion et un prétexte d’agir au gré de leurs passions, et d’oser toutes sortes d’attentats. Je ne sais, au reste, ni ce que je dois taire, ni ce qu’il conviendrait de vous révéler ; je crains également, et d’être accusé de négligence si je vous laisse ignorer une partie des faits, et de jeter au milieu de vous un trop grand effroi, si je mets tout à nu. Quoi que je dise, songez toutefois que je resterai encore au dessous de l’énormité du sujet … »

(Après avoir rappelé les bruits répandus sur l’existence de cette association et sur son objet, le consul reprend) :

« Quant au nombre des affiliés, si je vous dis qu’ils sont plusieurs milliers, il faudra vous en effrayer, à moins que je ne vous dise en même temps qui et quels ils sont.

En premier lieu , il y a un grand nombre de femmes, et c’est là l’origine du mal ; ensuite les hommes les plus semblables aux femmes par leur mollesse, leur fanatisme, leur relâchement. Cette congrégation n’est pas encore redoutable à l’État, cependant elle acquiert et prend chaque jour de nouvelles forces.

Ce n’est que dans les occasions solennelles où l’étendard de l’État est arboré au Capitole pour protéger la liberté des suffrages, ou sur la convocation des tribuns ou de quelque autre magistrat, que vos aïeux ont voulu que le peuple pût s’assembler ; et partout où il y a un rassemblement de citoyens , ils ont voulu que ce fut sous la présidence d’un magistrat compétent . »

(Le consul en conclut que les assemblées nocturnes, et autres dont il a parlé, sont illicites et ne peuvent être tolérées. Il insiste surtout sur le danger particulier qui menace la République par l’enrôlement des jeunes gens dans ces sortes d’affiliations.)

«  C’est de là , dit-il, c’est du sein de cette congrégation que sortiront ensuite les conscrits auxquels vous confiez des armes pour la défense de vos propriétés, de vos lois et de vos familles ! et ce ne serait rien encore s’ils n’en sortaient qu’efféminés, et que du moins leurs jeunes cœurs n’eussent pas été corrompus par une fausse morale et livrés à la fraude. Jamais un si grand mal n’a travaillé la République ; jamais un mal qui tint à tant de gens et à tant de choses . Tout ce que, dans ces derniers temps, nous avons pu remarquer de corruption, de fraude, de vénalité, tous les péchés qui nous affligent, sont sortis de cette congrégation, soi-disant religieuse . Et comme tout ce qu’ils ont médité contre l’ordre public n’est pas encore prêt, et qu’ils ne sont point encore en mesure d’opprimer la République, ils s’exercent dans des intrigues domestiques, au sein des familles. Cette congrégation impie se tient dans l’obscurité ; mais en attendant le serpent rampe, le mal croît chaque jour : il est déjà si grand, qu’il dépasse la limite des intérêts particuliers ; il menace la République elle-même et la constitution de l’État.

S’il n’y est pourvu, déjà leurs conciliabules égalent en nombre les membres de cette assemblée nationale. Ils vous craignent à présent que vous délibérez en qualité de peuple romain ; mais rentrés dans vos maisons, sur vos terres, ils s’assembleront à leur tour, et délibéreront à la fois, et de votre perte et du salut de leur société. Alors chacun de vous devra trembler isolément. Vous devez donc désirer que chacun reprenne ou conserve de bons sentiments. Que les hommes égarés qui auraient pu se laisser entraîner à faire partie de cette association, s’en détachent, et laissent le crime à ceux-là seulement qui l’ont conçu. Car je ne puis être assuré qu’aucun des membres même de cette assemblée, ne se soit laissé surprendre par de faux-semblants. Rien en effet n’est plus propre à faire illusion que ce qui se pratique en fraude mais sous le nom de la religion. Du moment que certains hommes invoquent Dieu à l’appui de leurs criminels complots, une terreur subite se glisse dans les âmes, et l’on craint, en vengeant les intérêts humains, de blesser les intérêts divins qu’on a eu soin de mêler aux choses profanes . »

(Le consul rappelle les décrets, et les sénatus-consultes qui, de tous temps, ont proscrit et réprimé les abus pratiqués dans l’exercice du culte, et il fait l’éloge de cette prudence des anciens romains, qui n’avaient rien jugé de si dangereux pour la religion et pour l’État, que d’autoriser des pratiques religieuses contraires au rite national et venues de l’étranger.)

«  J’ai dû prévenir ainsi vos esprits, reprend Posthumius , de crainte que quelque superstition ne vînt agiter vos âmes, lorsque vous nous verrez démolir et dissoudre les repaires de la congrégation, soi-disant religieuse, des Bacchanales. Avec l’aide et la volonté des dieux nous en viendrons à bout : c’est sans doute parce qu’ils étaient indignés de tant de profanations secrètes, qu’ils ont enfin permis que la révélation s’en fît au grand jour ; ils n’ont pas voulu de cette publicité pour offrir l’affligeant scandale de l’impunité, mais pour que les lois en prissent plus aisément vengeance. Le sénat m’a chargé de ce soin, ainsi que mon collègue. Nous nous en acquitterons sans relâche. Nous avons pris toutes les mesures convenables pour assurer le maintien de l’ordre ; prenez confiance, obéissez à vos magistrats et veillez avec nous au salut de la république. »

Je passe sous silence les mesures qui furent ensuite prises par les consuls. Tite-Live dit, qu’après la séparation de l’assemblée, une grande inquiétude se manifesta, et dans Rome et dans toute l’Italie. On fit des arrestations ; on rechercha les chefs. Plusieurs furent punis de la peine capitale ; ceux des initiés qui furent reconnus coupables de délits particuliers furent traités selon la rigueur des lois ; les hommes simples qui n’avaient été qu’entraînés, et qui, liés par le serment d’association, n’avaient du reste rien commis qu’on pût leur reprocher, en furent quittes pour la peur ou pour un léger emprisonnement ; quelques uns furent admonestés en public ; les femmes furent remises à leurs maris et à leurs proches, pour être jugées en conseil de famille au tribunal domestique.

Le sénat chargea ensuite les consuls de veiller à la pleine et entière dissolution de cette congrégation, à Rome d’abord et successivement dans toute l’Italie ; de ramener l’ancien culte à sa simplicité, et de le purger de toutes les superstitions dont les congréganistes l’avaient surchargé. On porta enfin un sénatus-consulte conçu en ces termes :

«  Qu’il n’y ait plus d’associations ni congrégations de ce genre, ni à Rome, ni dans toute l’Italie. Si quelqu’un croit nécessaire à sa piété, d’établir un oratoire particulier, qu’il en fasse la demande au préteur : le préteur en réfèrera au sénat, assemblé au moins au nombre de cent de ses membres ; et le sénat le permettra, s’il y a lieu, à la condition toutefois que ces sacrifices particuliers ne pourront pas se célébrer en présence de plus de cinq personnes ; et qu’elles n’auront ni caisse commune, ni directeur, ni prêtre à leur tête ».

Signe de fin